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«Centenaire de la mort de Marcel PROUST (1871-1922)» par Amadou Bal BA –

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«Il y a 100 ans, Marcel Proust disparaissait à Paris, changeant à jamais l’histoire de la littérature. Marcel Proust et Paris, c’était une belle histoire d’amour. Et c’est pourquoi nous voulons lui rendre un hommage solennel et ému pour saluer son génie qui, aujourd’hui encore, ne cesse de nous inspirer, de nous élever et de nous émerveiller. Oui, Marcel Proust aimait Paris et notamment sa Rive Droite, entre le parc Monceau où il jouait enfant, le faubourg Saint-Honoré et la place de la Concorde qu’il arpentait régulièrement et le bois de Boulogne et l’Étoile qu’il adorait» écrit Mme Anne HIDALGO, maire de Paris. Présent au Musée Carnavalet de Paris, Marcel PROUST est né à le 10 juillet Auteuil, le 1871, un village non encore rattaché à Paris, et mort à Paris, le 18 novembre 1922 ; il y a juste 100 ans. Ce titi parisien ne dormait pas la nuit et connaissait tous les bons coins de Paris. «Il avait l’air d’un homme qui ne vit plus à l’air et au jour, l’air d’un ermite qui n’est pas sorti depuis longtemps de son chêne, avec quelque chose d’angoissant sur le visage et comme l’expression d’un chagrin qui commence à s’adoucir. Il dégageait de la bonté amère» dit Léon-Paul FARGUE. Un siècle après sa disparition, le temps est un grand juge : Marcel PROUST est toujours célébré : «Le temps est le seul critique dont l’autorité soit indiscutable. Il réduit à néant des gloires qui avaient paru solides ; il confirme des réputations que l’on avait pu croire fragiles. Un quart de siècle après sa mort, Virginia Woolf garde sa place dans l’histoire littéraire et ses lecteurs. Ses œuvres complètes se trouvent dans toutes les librairies britanniques. Son influence est reconnue bien au-delà des frontières de son pays», écrivait l’académicien, André MAUROIS (1885-1967).

Marcel PROUST, grand admirateur de Charles DICKENS, George ELIOT et qui avait traduit John RUSKINS, avait inspiré Virginia WOLF (voir mon article) qui a traduit ses œuvres en langue anglaise. Si le monde anglo-saxon a classé Marcel PROUST, dans le mouvement littéraire de «Stream of Conciousness» (courant de conscience, monologue intérieur), un peu comme chez Virginia WOLF et James JOYCE, en fait il n’appartient à aucune école. Spécialiste de l’autofiction, Marcel PROUST développe une théorie anti-essentialiste. «Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se refermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : «Je m’endors», c’est ainsi que démarre le premier volume de «A la recherche du temps perdu» qui est à la fois une sorte d’autobiographie, un roman historique, une analyse psychologique, une critique littéraire et un traité philosophique. Historien de la société PROUST, à travers sa Recherche du temps perdu, traite, avec de sublimes lueurs, de certains thèmes majeurs : l’amour et son pendant nécessaire la jalousie, la dégradation de la vie mondaine, le génie et la paresse, la rédemption par l’art. Grâce au mécanisme de la mémoire involontaire, PROUST parvient à faire coïncider la sensation éprouvée dans le moment présent avec celle du moment éloigné. «Proust a fait avancer l’introspection, la conscience que l’homme prend de lui-même, dans une mesure qui l’égale des meilleurs moralistes de tous les temps» écrit Léon DAUDET. Cette évocation onirique est d’inspiration freudienne : «Je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois» écrit PROUST qui se remémore de son enfance à Combray. Suivant Jacques RIVIERE, PROUST a contribué «à l’invention d’une nouvelle manière d’attaquer les sentiments et les sensations».

Portraitiste, mémorialiste, romancier et moraliste, Marcel PROUST résume, lui-même, ainsi sa Recherche : «Mon livre est l’histoire de toute une vie. Je prends mon héros depuis l’enfance et je le suis à travers sa vie mondaine, ses amours et ses plaisirs, jusqu’à sa retraite, où il s’enferme pour se consacrer à la création». Le problème littéraire majeur de PROUST est celui de reconstituer l’intégrité d’une vie psychique, de combler les lacunes de la mémoire. Il a fouillé dans la poubelle de notre subconscient «Proust veut apporter un élément nouveau, fait d’observations insoupçonnées, de coins mystérieux de la nature humaine, grandeurs et puissances demeurées jusqu’ici cachées» écrit Gabriel de la ROCHEFOUCAULD. D’une mémoire prodigieuse, si PROUST a pu reconstituer le paradis perdu de Combray, c’est grâce à la petite madeleine trempée dans le thé. Ces considérations débouchent sur cette vérité : si le temps efface tout, il ne peut pourtant pas effacer le souvenir, car l’essence des choses reste éternelle, et peut être ressentie tant dans le moment actuel que dans un temps éloigné. Ce à quoi s’intéresse PROUST, ce n’est point la description de la réalité, mais la psychologie dans le temps, une sensation vécue aussi bien, dans le passé que dans le présent, il veut édifier avec sa Recherche du temps perdu «une cathédrale du souvenir». La mémoire involontaire permet finalement de retrouver le temps perdu et d’échapper aux entraves du temps, pour être capable d’y vivre en dehors. Suivant BRUNEL, Marcel PROUST, en s’inspirant des théories d’Henri BERGSON et de Sigmund FREUD (1856-1939), a bâti un «édifice immense du souvenir» en attachant de l’importance aux sensations passagères mais bouleversantes qu’éveille la fugacité des êtres et des choses «Proust et Freud inaugurent une nouvelle matière d’interroger la conscience ; Ils rompent avec les indications du sens intime ; ils ne veulent plus y demeurer parallèle ; ils attendent, ils guettent, au lieu des sentiments, leurs effets», écrit Jacques RIVIERE. En effet, PROUST réussit à briser les entraves classiques du temps et de l’espace, se rendant capable de se promener à son gré dans le passé, le présent et le futur, tel le maître du temps. Si le temps s’écoule sans qu’on puisse l’arrêter, le souvenir et la mémoire nous permettent de retrouver le temps perdu. Le temps qui passe nous éloigne de merveilleux instants du passé, mais la mémoire involontaire et l’effort volontaire de la mémoire concourent à annuler cette distance, et finissent par ramener le passé dans le présent, contribuant à l’emporter sur le temps. Les entraves du temps sont brisées, le temps perd deviendra finalement un temps retrouvé. La Recherche, «plus que le regret ou le délice d’instants vécus au hasard, c’est peut-être surtout l’exhumation de tous les moi de Proust», écrit Jacques RIVIERE.

«La Recherche est un désir d’écrire» dit Roland BARTHES. C’est, avant tout, une histoire de la vocation littéraire de PROUST, à travers son monde intérieur, un monde psychologique visant à intégrer à cette somme la totalité de son expérience d’homme et de sa réflexion sur l’art. Marcel PROUST considérait Gustave FLAUBERT (1821-1880) comme un précurseur et comme l’écrivain qui «le premier a mis le temps en musique». PROUST admirait dans «l’Éducation sentimentale» un «blanc», un énorme «blanc» qui indique un changement de temps soudain d’une dizaine d’années. Paul SOUDAY reproche à PROUST une surabondance de menus faits et une insistance à en proposer des explications, ainsi qu’un style obscur : «cette obscurité, à vrai dire, tient moins de la profondeur de sa pensée qu’à l’embarras de l’élocution. M. Marcel Proust use d’une écriture surchargée». SOUDAY pense que «Du côté de chez Swann est mal composé, aussi démesuré que chaotique, mais qu’il renferme des éléments précieux dont l’auteur aurait pu former un petit livre exquis».

On connaît les phrases longues et chaotiques de Marcel PROUST. En fait, son style est le reflet parfait du mouvement de sa pensée est particulièrement original. «Marcel Proust a beaucoup de talent. (…). Il a une imagination luxuriante, une sensibilité très fine, l’amour des paysages et des arts, un sens aiguisé de l’observation réaliste et volontiers caricatural» précise Paul SOUDAY. «Marcel Proust, comme tant d’autres écrivains contemporains, est avant tout un impressionniste. Mais il se distingue de beaucoup d’autres en ce qu’il n’est pas uniquement, ni même principalement, un sensoriel : c’est un nerveux, un sensoriel et rêveur» rajoute Paul SOUDAY. En effet, le roman proustien, ce n’est pas seulement de la psychologie, mais de la psychologie dans le temps. Ses phrases expriment les profondeurs de l’âme humaine qui exige une sorte d’abandon du flux de la pensée «La phrase de PROUST épouse le tout d’un moment ; elle tend une sorte de filet indéfiniment extensible qui traîne sur le fond océanique du passé, en ramasse toute la flore et la faune à la fois», dit Henri GHEON. La phrase proustienne contient à la fois la description du cadre et des gens plus une analyse extérieure et intérieure du héros. En effet, chez PROUST, l’intrigue de «la Recherche» est invisible c’est parce que le récit raconte la découverte de son sujet : la vocation ignorée du héros qui a pour mission d’écrire le livre que nous en sommes en train de lire et qui est en lui. Marcel PROUST est un grand, mais le lire demande du courage et de la persévérance. En effet, contrairement au roman balzacien, le déroulement du récit n’est ni linéaire ni chronique. Le récit suit plutôt le temps de la psychologie du narrateur, qui se déroule de façon non chronique, induisant ainsi une opposition entre connaissance intuitive et raisonnement ordinaire.

C’est la déraison qui l’emporte sur la raison dans l’œuvre proustienne. A l’encontre du roman traditionnel, PROUST, délibérément, relègue au second plan l’action, l’intrigue, le temps chronique et linéaire, en particulier, les personnages typiques qui vivent dans les milieux typiques, et ses romans n’obéissent nullement aux règles du récit classique. Ce qui compte dans son ouvrage capital, c’est le temps. En effet, Marcel PROUST consacre une rupture avec la tradition littéraire, le personnage est d’abord secondaire, selon Aristote, qui considère qu’il est toujours subordonné à l’action ; c’est l’intrigue qui commande le récit, celui qui agit n’intervenant que secondairement. Si le roman devient le règne du personnage, c’est que celui-ci n’est plus seulement un rôle, mais une entité existentielle et psychologique de plus en plus individualisée. Henry JAMES (1843-1915) renverse ainsi les termes du postulat aristotélicien : «Qu’est-ce que l’action sinon l’illustration du personnage ?». Aussi le personnage est-il le pilier de l’invention et le nerf du plaisir de lecture propre au roman. Pour lui, l’imaginaire n’est pas l’instrument qui révèle l’essence inaltérable des choses, mais sert de médiation entre le monde extérieur et le monde intérieur. PROUST ne cesse d’affirmer que l’imaginaire est une interface où prennent consistance les être aimés, les souvenirs lointains et l’œuvre artistique dans une continuelle métamorphose qui plie le monde extérieur au jeu de nos désirs. Observateur solidaire du système observé, et donc changeant avec lui, Marcel PROUST, à travers son regard critique n’est pas en dehors du monde qu’il décrit mais qui occupe dans ce monde une position précise, mobile et changeante selon les aléas de sa vie. Dès les premières lignes de Swann, cette relativité de toute observation, et même de toute perception, est étudiée et démontrée à propos d’un phénomène familier de la vie : le sommeil. Dans la suite de l’œuvre, elle est l’un des thèmes fondamentaux et récurrents du récit ; on a le sentiment que PROUST ne cesse de penser à ce proverbe arabe qui affirme que celui qui vit assez longtemps verra tout et le contraire de tout. Sa contribution littéraire est l’histoire d’un monde qui change perpétuellement. Mais cette œuvre si pessimiste, si noire, qui devrait nous anéantir dans le désespoir, se lit dans un bonheur de chaque minute et nous laisse, après l’avoir lue, une très forte impression, un trouble de notre esprit, un transport et un émerveillement. De ce point de vue, Marcel PROUST incarne le génie français. «L’œuvre de Proust est du moins pour moi, l’œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire», dit Roland BARTHES.

Dans «la Recherche du temps perdu», l’Amour et donc la jalousie, tiennent une place considérable, comme l’avarice, l’ambition et la cupidité dans les romans d’Honoré de BALZAC. «La Recherche est une quête de l’amour, vaine et navrante poursuite d’un mirage délicieux, qui se dérobe et se renouvelle sans cesse dans le désert sentimental où l’amour est exilé» dit PROUST dans ses correspondances. L’impossibilité de l’amour, son mensonge et son tourment, dérivent de la nature même de l’homme, de sa tragique solitude. Tout amour est faux, l’amour n’existe pas. Romancier de l’amour, Marcel PROUST s’est fait un nom dans l’histoire du cœur, notamment l’amour du narrateur pour Gilberte. L’homme projette dans la femme aimée l’état de sa propre âme, et c’est dans la profondeur de cet état que réside tout ce qui est important dans cette passion. Mais les personnages de Marcel PROUST ne procréent pas. L’amour n’est donc pas, pour PROUST, «quelque chose qui forme des couples, ce serait plutôt quelque chose qui empêche d’en former» dit Emmanuel BERI. «Ces êtres que décrit Marcel PROUST, c’est des personnages de fuite, c’est-à-dire l’absence qu’à la présence à la fois de l’être aimé», dit BERI. Marcel PROUST, dans sa Recherche, fait allusion aux qualités qui rendent une personne à la fois désirable et plus saisissable qu’une autre. En amour, il n’y a aucune règle. N’importe qui peut aimer n’importe qui. Ainsi, l’amour Albertine ne tient pas à ce que c’est elle, mais ce que c’est lui. Comme PLATON, Marcel PROUST pense qu’on aime les qualités et non pas les personnes, la Beauté. Si un amant est sensible à certaines qualités de l’être qu’il aime, ce ne sera pas celles que cet être possède réellement, mais celles qu’il a lui-même conférés, par un oukase arbitraire de son esprit. C’est souvent l’attitude de Marcel PROUST envers l’amitié qui révèle, le mieux, selon lui, l’idée que l’on se fait de l’amour, jusqu’à ce que la jalousie entre en jeu : «Ma vie avec Albertine n’était, pour une part, quand je n’étais pas jaloux, qu’ennui, pour l’autre part, quand j’étais jaloux, que souffrance» dit-il. L’amitié et l’amour se ressemblent. Mais l’amitié n’existe pas ; elle est à la fois impuissante et futile. Flagorneur, avec un désir de plaire, Marcel PROUST recherchait désespérément l’admiration et l’amitié des autres ; il «proustifiait» : «ce que j’ai le plus aimé en toi, ce n’était toi-même, mais moi, plutôt toi-même par rapport à moi, le charmant, le doux ton de ton éloge» dit-il. Finalement, pour Marcel PROUST l’amour est un début de la névrose, une régression narcissique. L’amour est considéré en tant qu’illusion faite de mensonge et meurt de fatigue. En définitive, l’amour a rendu à Marcel PROUST à la solitude. La solitude, l’une des pièces-maîtresses de la recherche du temps perdu, est le fruit splendide des souffrances rédemptrices que lui a causé l’amour. Face à ses déceptions amoureuses, ses souffrances, Marcel PROUST déforme les réalités extérieures qu’il substitue à une réalité intérieure fondée sur nos mémoires. L’œuvre d’art est le salut et nous hisse hors du temps perdu, vers un temps retrouvé ; elle seule confère une certaine immortalité. Si l’œuvre d’art est une fin, l’amour est le moyen unique. A force de nous mentir, l’amour nous révèle la grande vérité, à savoir «qu’il n’y a pas de vérité hors de notre esprit et de notre cœur» dit PROUST. De ce point, l’amour étant une exaltation dans la solitude et la souffrance, «il n’y a pas d’amour heureux» suivant Louis ARAGON.

En s’inspirant du mémorialiste SAINT-SIMON et des contes des Mille et une nuits, avec un narrateur, des personnages enchâssés, ainsi que leurs vices et vertus, Marcel PROUST, dans sa Recherche du temps perdu, a étudié, ce qui a été délaissé par ses devanciers : la haute société aristocratique du Faubourg de Saint-Germain-des-Prés. S’il évoque les domestiques, comme Françoise qui incarne Céleste à Combray et à Paris ou ses mignons dans les grands hôtels qui lui accordé des faveurs sexuelles, les paysans majoritaires à son époque et les prolétaires sont quasi absents de la Recherche du temps perdu. En fait, PROUST historien et sociologue de «ces gloires périmées», avec comme héros, Swann, Verdurin et les Guermantes, a nous a légué une peinture de leurs plaisirs, leurs vices, la tristesse de leur vie malheureuse et leur égoïsme. En effet, Marcel PROUST dépeint la noblesse comme une société inintelligente, décadente et vicieuse, avec satire et réprobation «Les plaisirs mondains causent, tout au plus, le malaise provoqué par l’indigestion d’une nourriture abjecte» dit-il. Cependant, le snobisme ou désir de se mêler à la société, ne détruit pas l’esprit de vérité. «Se plaire dans la société de quelqu’un parce qu’il a eu un ancêtre aux croisades, c’est la vanité ; l’intelligence n’a rien à voir avec cela. Mais se plaire dans la société de quelqu’un parce que le nom de son grand-père se trouve dans Alfred de VIGNY ou CHATEAUBRIAND (…), voilà où le péché de l’intelligence commence» dit notre PROUST qui joue au naïf, comme s’il ne connaissait pas les codes de la haute société, fait ressortir la cocasserie et le profond comique des situations, provoquant l’hilarité. Dans son aventure de la mémoire, loin d’être purement obséquieux, Marcel PROUST dénonce les préjugés bourgeois et le snobisme à rebours. PROUST manipule, à haute dose, et avec une grande finesse, l’ironie et la satire aux pays de l’extravagance des mœurs de la haute société. Il souligne ainsi le caractère risible et la bêtise du snobisme «Marcel PROUST est un observateur de la vie parisienne, reçu dans les salons, dont il scruta les mystères avec sympathie, avec un art minutieux du détail, et une délicatesse exquise» dit Jacques-Emile BLANCHE, un portrait de l’auteur. En fait, Marcel PROUST semble voir dans la bourgeoisie un commencement d’imitation de la noblesse, surtout dans le mauvais sens, pour ses fautes et ses vices.

Pour Gilles DELEUZE (1925-1995), philosophe français, la recherche du temps perdu n’est pas un exercice de mémoire, volontaire ou involontaire, mais, au sens le plus fort du terme, une recherche de la vérité qui se construit par l’apprentissage des signes. Il ne s’agit pas de reconstituer le passé mais de comprendre le réel en distinguant le vrai du faux. Gilles DELEUZE, lecteur de PROUST, est aussi l’interprète de BERGSON, NIETZSCHE ou SPINOZA. L’intelligence de l’œuvre est, certes, un plaisir de l’esprit ou une dégustation des sens. Elle est aussi un chemin de la connaissance. En effet, Gilles DELEUZE avance l’idée que, pour l’essentiel, la recherche du temps perdu est une interprétation des signes, des signes de l’Amour, de la mémoire et de l’aristocratie. Les signes mondains, ceux émis par les snobs, sont les plus curieux et dérisoires, car ils ne correspondent à rien. En effet, l’ambition mondaine demande une farouche énergie pour conquérir du vent, quelque chose d’impalpable, d’inexistant. Ce qui force à penser, c’est le signe. Le signe est l’objet d’une rencontre ; mais c’est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu’elle donne à penser. «L’acte de penser ne découle pas d’une simple possibilité naturelle. Il est, au contraire, la seule création véritable. La création, c’est la genèse de l’acte de penser dans la pensée elle-même. Or cette genèse implique quelque chose qui fait violence à la pensée, qui l’arrache à sa stupeur naturelle, à ses possibilités seulement abstraites. Penser, c’est toujours interpréter, c’est-à-dire expliquer, développer, traduire un signe. Traduire, déchiffrer, développer sont la forme de la création pure» dit Gilles DELEUZE dans son ouvrage «Proust et les signes».

Dans son ouvrage, «Proust antijuif», Alessandro PIPERNO pense que la Recherche est un chef-d’œuvre de dissimulation, certainement pas d’exhibitionnisme. Selon lui, les raisons de l’aversion de PROUST pour la biographie sont «personnelles et névrotiques». C’était sa vie d’homosexuel insatisfait et de salonard que le tribunal spécial de sa conscience jugeait indigne d’être relaté. C’était son origine petite-bourgeoise qui le dégoutait. PROUST a écrit sa Recherche pour ne pas s’exposer en public. Son histoire était irracontable c’est pour cela que PROUST a créé un monde épuré, sidéral et artificiel, «une forteresse pleine de passages secrets et de ponts levis». Suivant PIPERNO, Marcel PROUST avait manifestement honte de sa judéité, de son homosexualité, de son snobisme et de son insignifiance sociale. Par conséquent, il a déversé dans sa Recherche «tout son ressentiment d’homme incomplet et insatisfait». A la Belle époque, siècle de la duperie fondé les ténèbres de xénophobie, du fondamentalisme chrétien et du revanchisme militariste, Marcel PROUST a mis en scène le spectacle de l’humiliation : «sa généalogie juive avait représenté pour lui, dès le départ, une blessure angoissante, avec lesquels régler les comptes de la seule façon qui était la sienne : l’ambiguïté». Les critiques d’Alexandro PIPERNO me semblent excessives et tranchées. En effet, le snobisme qu’il a, en fait, dénoncé, serait la face présentable de la haine. Une partie de ses amis de l’aristocratie (Mme STRAUSS-BIZET, Mme Léontine LIPMANN dite ARMAN de CAILLAVET), et Marcel PROUST, avaient soutenu Alfred DREYFUS. Dans sa Recherche du temps perdu, Marcel PROUST étant un demi-juif, a une inclination, certes, pour la société catholique : «si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive, vous comprenez que c’est une raison assez forte, pour que je m’abstienne de ce genre de discussion» dit PROUST. Il n’en reste pas moins, et que le principal personnage de la Recherche du temps perdu, Charles Swann, inspiré principal de Charles HAAS, venu de la haute bourgeoisie, mais accepté dans l’aristocratie parisienne, est un Juif. Le personnage de Swann, riche, généreux, cultivé, véritable amateur d’art et de musique, ressemble, à s’y méprendre, à Marcel PROUST. Notre auteur a rendu compte des polémiques de l’époque qui avaient violemment divisé la société française. Ainsi, dans la Recherche, M. Verdurin est dreyfusard, la duchesse des Guermantes, est nationaliste et prétend être dreyfusarde, pour paraître intellectuelle, et le duc des Guermantes voit là une affaire non pas religieuse et politique. Certains membres de l’aristocratie sont ouvertement antisémites et antinationalistes. Marcel PROUST ne fait que rendre compte de ces déchirements de son époque.

Enfant de la IIIème République, élevé dans la laïcité, Marcel PROUST n’est pas religieux d’où tout le culte qu’il voue l’art : «la première caractéristique universelle de tout grand art est la tendresse, comme la seconde est la vérité» dit-il. La réalité est de nature spirituelle ; elle se forme et réside dans l’esprit : «la meilleure part de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur renfermé d’une chambre ou l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même, ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes les larmes sont taries, sait nous faire pleurer encore» dit PROUST. La manière dont on voit le monde extérieur est subjective ; il y a autant d’univers «qu’il existe des prunelles d’intelligence et d’inintelligence humaines qui s’éveillent tous les matins» dit PROUST. Par conséquent, l’idéal d’art remplace celui de Dieu. Agnostique, la Recherche du temps perdu montre que, pour PROUST, l’art devint le but suprême de la vie, non pas un art reproduction de la nature, mais un art qui apprend à voir autrement, à «soulever le voile de la laideur de l’insignifiance qui nous laisse incurieux de tout». Le secret de la beauté et de la vérité sont les buts de sa vie. Admirateur des impressionnistes, notamment de Claude MONET, le personnage d’Eltsir dans la Recherche est l’artiste qui incarne la peinture. C’est RUSKIN qui le fait découvrir l’architecture, en particulier l’art gothique. L’influence de la musique Wagnérienne est manifeste dans son œuvre. La musique possède le pouvoir d’évoquer les secrets les plus profonds de l’âme humaine et la musique comme moyen d’analyse psychologique surplombe tout le reste de l’art. Finalement, pour Georges CATTAUI, le héros de PROUST est comme celui de DANTE, c’est un homme au milieu du chemin de la vie, aux portes des Enfers et du Paradis, et qui accède enfin à la Béatitude. Mais, Marcel PROUST est un dissimulateur ; sa vie est aussi mystérieuse que son œuvre ; son «aventure intérieure», à travers sa Recherche du temps perdu, occulte certains aspects de la sa personnalité, comme l’homosexualité, le mysticisme et la recherche de la vérité. «Si relativiste que doive devenir sa conception de l’amour, il ne doutera jamais de l’amour maternel, de la tendresse en amitié, du devoir d’être bon» dit André MAUROIS.

Marcel PROUST prétend que «dans toute ma vie, j’ai fort peu pensé à moi». Suivant Pietro CITATO, cette phrase est surprenante quand on songe que Proust est un infatigable ver à soie, mais cette idée est exacte «Proust ne pensait pas à lui-même, prêtait peu attention à son moi, ne s’intéressait pas à sa propre personne. (…) Même s’il apparaissait comme un jeune Narcisse, aérien et scintillant». En fait, héros de son œuvre, Marcel PROUST, un stratège de la dissimulation n’a pas voulu parler directement de lui ; ce n’est pas, du moins, une autobiographie classique ; PROUST a conduit une étude de sa vie intérieure ; il a avancé masqué. Sa contribution littéraire est un roman historique au même titre que la Comédie humaine de Honoré de BALZAC, la fusion de la classe aristocratique et bourgeoise, au temps de la Belle époque en est le thème principal. Si la dimension politique est négligeable dans cette vaste étude sur la Recherche du temps, perdu ce qui a passionné Marcel PROUST, c’est la psychologie de l’individu, dans ses rapports avec la société et les contrastes entre les classes de la haute société. C’est donc la vie intellectuelle et artistique qui domine dans le champ de son observation. L’art remplace l’idée de Dieu, et la peinture, la musique et l’architecture sont des éléments d’analyse psychologique. En penseur métaphysicien, Marcel PROUST a bâti une cathédrale de sensations : «si les écrivains souffrent d’une pauvreté d’idées, Proust souffrait d’une surabondance d’idées, de sensations, de sous-sensations et de sous-sentiments» écrit Pietro CITATI.

La diversité des sujets, l’originalité et la complexité de la méthode de Proust nécessitent l’étude de ses sources et de ses influences. Marcel PROUST puise son inspiration dans tous les espaces familiaux, artistiques et aristocratiques, dans la nature, ainsi que dans son génie.

I – La Recherche du temps perdu, une gigantesque cathédrale d’Amour à sa mère

La Recherche du temps perdu est dédiée à l’amour, fusionnel, pour sa mère et c’est une immense cathédrale du souvenir. Blessé de la vie, écorché vif, «La Recherche du temps perdu», est inséparable de l’expérience intime de Marcel PROUST. Si l’écrivain a pour fonction de traduire sa vie, les aliments qui nourriront son œuvre devront être cherchés dans son propre passé et non pas dans le présent ni dans le passé d’autrui. Il n’est question que de nous-mêmes : «Je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi […] sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante». Son père, Achille Adrien PROUST (1834-1903), un médecin, aurait aimé qu’il s’affirmât, soit capable de surmonter ses angoisses et ses crises nerveuses et devienne un haut fonctionnaire de l’Etat. Le manque de volonté, la santé délicate et l’incertitude qui était projetée de son avenir, préoccupait grandement le père de PROUST. «La concession qu’elle (la mère) faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes» écrit PROUST. Il avait un jeune frère, Robert PROUST (1873-1935) devenu, comme son père médecin et qui est absent de la Recherche du temps perdu. Né au numéro 96 rue de la Fontaine, devenue avenue Mozart, à Auteuil le 10 juillet 1871, chez l’oncle sa mère Louis WEIL, pendant les événements de la Commune de Paris, et issu d’une famille de la bourgeoisie parisienne, Marcel PROUST est, dès l’enfance, entouré de soins maternels, et élevé dans un milieu très privilégié.

Doté d’un don d’observation exceptionnel et d’un esprit créatif et pénétrant, écrivain sensible Marcel PROUST restitue ses émotions, à travers la qualité de son expression écrite. Ainsi, de retour d’une promenade, tout à coup il aperçoit les deux clochers de Martinville-le-Sec. L’âme du jeune Marcel est envahie par une joie inexprimable. Au cours d’une autre promenade avec Andrée, PROUST découvre un buisson d’aubépines défleuries et s’arrête attendri. Il se remémore son enfance à Combray, et de ses souvenirs d’enfance émergent le clocher de Saint-Hilaire, le jardin de Combray, la Vivonne, les nymphéas, le petit raidillon et Gilberte : «Soit que la foi crée, soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme dans la nature, les fleurs que l’on me montre (…) ne semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise, avec ses lilas, ses aubépines, ses bleuets, ses coquelicots, le côté de Guermantes, avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure du pays où j’aimerais vivre» dit-il. Il aimait aussi les lilas qui lui rappelaient son enfance : «Quand les soirs d’été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et chacun boude l’orage, c’est aux côté de Méséglise que je dois rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et persistants lilas» dit-il. La nature c’est «le trésor caché, la beauté profonde» dit-il.

II – La Recherche du temps perdu, une géographie de l’enfance, du «Paradis perdu»

La Recherche est une géographie de l’enfance, un édifice immense du souvenir «Le paradis perdu» de Marcel PROUST, c’est les vacances à Illiers (Combray) une petite ville à 25 km de Chartres, entre la Beauce et le Perche, chez Jules et Elisabeth AMIOT, oncle et tante paternelle du futur écrivain. C’est une maison avec un petit jardin, un enclos, sur les bords de la Loire, avec ses aubépines, symboles de la beauté spontanée. L’enfant y passait ses vacances, entre six et neuf ans, et il dut y renoncer à cause de ses crises d’asthme, au cours d’une promenade au Bois de Boulogne ; ce qui le força, par la suite à fréquenter l’hôtel des Rochers noirs à Trouville et le Grand hôtel à Cabourg. A Combray, Marcel PROUST aimait lire dans un coin tranquille du jardin, «Et j’aurais vouloir m’assoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les clochers» et il évoque de «beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidé par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventure et d’aspirations étranges». Marcel PROUST aimait les promenades avec sa famille, avec deux côtés opposés : le côté de Méséglise-la-Vineuse et le côté des Guermantes. Ces deux côtés opposés deviennent dans la Recherche du temps perdu, les symboles de deux classes sociales diamétralement opposées, incompatibles, mais qui finiront par se rencontrer et s’unir à travers Mademoiselle Saint-Loup.

A Combray, Marcel PROUST observe la nature, les fleurs, les églises et les personnes qu’il rencontre, mais c’est la madeleine cristallise sa théorie de la mémoire. Enfant, sa tante, Madeleine AMIOT, donnait à Marcel de petites madeleines trempées dans du thé. Adulte, il se rend compte que le fait de manger à nouveau une madeleine fait resurgir le contexte de son enfance. La madeleine est le symbole de ce passé qui surgit de manière involontaire. En effet, certains objets ou odeurs appellent les souvenirs. «Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté… Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir» dit-il «Du côté de chez Swann». Cette théorie affirme plutôt que le passé peut redevenir présent. Tous ces aspects se combinent et se lient inextricablement dans le héros qui représente l’auteur lui-même.

Marcel PROUST rejette le concept de «mémoire volontaire» qui ne lui aurait pas permis de songer à ce Combray de son enfance : «la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conserve rien de lui». En revanche, dans sa Recherche du temps perdu, la mémoire affective a une vertu éternisante dans le goût de la madeleine, le tintement de cuiller, la sonnette empesée, les cloches de Martinville, les pavés inégaux d l’hôtel des Guermantes. Pour PROUST, la réalité ne se forme que dans la mémoire accidentelle. «Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelques être inférieurs, dans une bête, dans un végétal, une chose inanimée, perdues, en effet, pour nous jusqu’à ce jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors, elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous». C’est en ce sens que la madeleine actuelle renvoie à la mémoire ancienne : «A l’instant où la gorgée (de thé) mêlée de miettes de gâteau toucha mon palais, je tressaillis attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférente, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était en moi, elle était moi. D’où avait me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle la dépassait infiniment, ne devait être de la même nature J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent et mortel» dit PROUST qui cultive le sentiment d’éternité, se sent affranchi du temps. «Quand d’un passé ancien il ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, la cathédrale du souvenir» écrit PROUST.

III – La Recherche du temps perdu, une ambition littéraire longtemps contrariée

La Recherche du temps perdu, c’est avant tout, l’histoire d’une ambition littéraire chez Marcel PROUST pour qui, les notions traditionnelles du «Bien» et du «Mal» n’ont guère de sens ; le seul vice qui soit un vice, c’est la paresse, le temps perdu, le temps de remettre au lendemain l’effort créateur. Cet examen de conscience, cette révision des valeurs, est l’acte révélateur de sa vocation littéraire. En effet, suivant Jean-François REVEL, «le temps perdu est d’abord le temps simplement passé, les événements que l’on n’a pas vraiment sentis en les vivant et que la mémoire reconstitue ou plutôt constitue dans leur réalité profonde et intégrale, mais aussi le temps perdu à ne rien faire, à ne pas écrire, à ne pas porter en soi une vocation d’écrivain, sans parvenir à la réaliser ou à l’oublier». En effet, la Recherche du temps perdu est un récit d’apprentissage, puisque Marcel PROUST raconte la vocation littéraire de son narrateur. Cependant, cet apprentissage du héros proustien s’effectue d’une curieuse manière : sa formation d’homme de lettres passe davantage par les déceptions que par les succès. Les déceptions sont partout dans la Recherche1, elles en sont le leitmotiv, elles en tissent le fil rouge. La seule réelle réussite, la ou le succès du héros sera irréversible, est au «Temps retrouvé», lors du passage du «Bal de têtes», tout juste après «L’adoration perpétuelle». A la fin du roman, le narrateur comprend enfin la nature de sa vocation. Il sait maintenant quoi écrire et, surtout, comment l’écrire. Son «salut» ne passera ni par le souvenir, ni par le monde, ni par l’amour, ni par le voyage, mais bien par la littérature. Et encore, par une nouvelle forme de littérature, une autre façon d’écrire.

Cependant, le cénacle littéraire ne voyait en Marcel PROUST qu’un mondain futile, un enfant oisif et enfant gâté et un prince des conversations oiseuses, un frivole et un vaniteux. Dans son ambition littéraire : «La Recherche tout entière n’est qu’une chasse aux Dieux qui peuplent encore les temps modernes : chasse semée de déceptions, d’illusions, de duperies, de fausses routes, mais couronnée, malgré tout par une victoire paradoxale» dit Pietro CITATI.

La Recherche du temps perdu est l’histoire des mœurs à travers ses personnages de la Belle époque, de la haute aristocratie et ses décadences. Plus de quatorze années d’écriture, trois mille pages, quelque deux cents personnages, dans la Recherche du temps perdu, les personnages ont une double existence, leur existence réelle et celle qu’ils ont dans l’esprit de PROUST, avec un subjectivisme et une nébuleuse poétique. «Si l’on y regarde de près, les personnages, étonnamment divers de Proust, en sont pas décomposés, ils sont construits, inventés, composés par l’intérieur» dit Louis MARTIN-CHAUFFIER. En effet, Marcel PROUST en historien des mœurs est un redoutable observateur de la société de son temps. «On n’écrit bien que ce qu’on n’a pas vécu», dit Rémy de GOURMONT (1858-1915) ; ce qui n’est guère qu’un paradoxe, PROUST s’écria : «Cela, c’est toute mon œuvre !». Or, la Recherche est avant tout une sorte d’œuvre de mémorialiste. S’il n’a pas vécu, au sens exact du mot les aventures qu’il raconte, les circonstances qu’il dépeint, il les a apprises sur le compte de tiers, il a fait ses personnages avec des gens qu’il a connus, observés, fréquentés. Il y a dans son œuvre ses souvenirs d’enfance et ses souvenirs du milieu dans lequel il a vécu. Le titre de son œuvre lui-même est significatif : A la recherche du temps perdu, les personnages qu’il dépeint sont souvent composites ; il a juxtaposé et fondu les traits essentiels de plusieurs personnes qu’il a connues.

Ainsi, nous faisons connaissance des Verdurin, riches bourgeois, snob littéraires et aristocratiques, par opposition au snobisme des Guermantes. Le prince de POLIGNAC, fils du ministère réactionnaire de Charles X est le prototype du duc de Guermantes. Dans la Recherche, celui des Guermantes est le nom le plus chargé d’assonances, de souvenirs de suggestions. Laure de SADE qui a épousé le Comte de CHEVIGNE, gentilhomme d’honneur prétend au trône ; Laure incarne le personnage d’Oriane de Guermantes, dans son nez busqué, ses lèvres minces, yeux perçants, sa peau trop fine et sa race issue d’une «déesse et d’un oiseau». Dans la Recherche du temps perdu, on y rencontre, Bergotte qui évoque le pouvoir magique des mots. Bergotte, un mélange de clairvoyance et de double vie, a choisi de vivre au milieu des sots et de pervers, pense que seule la douleur est féconde. Bergotte ce sont des traits empruntés à Anatole France et Ernest RENAN. La maladie et la mort de Bergotte ressemblent aux souffrances de Marcel PROUST. M. VINTEUIL, une synthèse de César FRANK et de VERMEER, est un amoureux de la musique. La littérature n’est plus un dialogue vers la réalité, mais un effort vers la musique, un effort vers la vraie vie inventée ou rêvée. Le personnage d’Eltsir, passionné de la peinture, un adepte de la religion de la beauté, est inspiré de Renoir, Monet et Manet. L’inspiration de l’artiste consiste à pénétrer au plus intérieur de soi, patrie véritable qui donne la joie. Posséder le sens artistique, c’est aussi la «soumission à la réalité intérieure, la seule qui compte» dit PROUST. Le personnage de Palmède Charlus, est un inverti, un aristocrate qui croit aux vertus de ses privilèges ; entêté de sa noblesse ancienne et authentique, il attaché trop de prix aux vanités sociales. Les exclusives hautaines, son intransigeance en matière de noblesse, ressemblent davantage à un délire de fou qu’au snobisme, sauf pour les jeunes gens. Il tombe d’un excès à l’autre. Le personnage de SAINT-LOUP est dû à ses trois amis issus de la noblesse, le prince Antoine BIBESCO, le marquis d’Albuféra et Bertrand de FENELON. Le personnage de NORPOIS, rempli de son importance, est une description de Gabriel HANOTEAU, un diplomate ami du père de PROUST. La marquise de VILLEPARISIS a déjà entrevu Chateaubriand, Balzac, Hugo et Vigny. Le personnage d’Odette de CRECY ressemble bien à Laure HAYMAN rencontrée en 1891. Laure HAYMAN, la femme en rose, courtisane célèbre, était la fille d’un ingénieur anglais, et allait être aimée du duc d’Orléans, du roi de Grèce, et inspirer divers artistes dont PROUST qui évoque l’amour de Swann pour une cocotte.

IV – Pourquoi il faut lire ou relire Marcel PROUST ?

Admettons que l’œuvre de PROUST renferme quelques passages arides et même parfois ennuyeux. Même si c’est une œuvre difficile et exigeante, pour le lecteur du XXIème siècle, elle procure une grande culture générale et des connaissances sur l’histoire, l’art, la musique, la littérature et la philosophie. «Déconcertés au premier instant, intrigués, retenus ensuite, nous ne tardions pas à nous laisser gagner par une attirance mystérieuse» dit Robert-Ernest CURIUS. La puissance créatrice de Marcel PROUST offre un magnétisme d’autant plus admirable qu’est l’expression de la plus riche culture littéraire et intellectuelle qui brasse la psychologie, la poésie, la science, l’observation et l’émotion. Instigateur du cœur humain, la Recherche du temps perdu, teintée d’impressionnisme. Si on est subjugué par l’étendue et la puissance de son intelligence, de sa fantaisie, de sa sensibilité, de sa faculté d’introspection, on est également conquis par la variété la richesse des thèmes qu’il a développés : «Marcel Proust est le premier écrivain qui a fait de la mémoire le fondement, le sujet et le centre d’une grande œuvre. (…). Toute son œuvre est une conservation ou une poursuite du passé et met d’abord en oeuvres la mémoire, l’instrument à conquérir le passé», dit Jacques RIVIERE. Peintre de l’amour, «son travail essentiel a consisté à dissocier, à diviser, dans ses éléments primordiaux, chacune des émotions qui nous frappent» écrit Edmond JALOUX.

Références bibliographiques
PROUST (Marcel), A la recherche du temps perdu, sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, 2400 pages ;

ALBARET (Céleste), Monsieur Proust, souvenirs recueillis par Georges Belmont, Paris, Robert Laffont, collection Arion, 1973, 458 pages ;

BARTHES (Roland), Marcel Proust. Mélanges, Paris, Seuil, 2020, 192 pages ;

CARTER (William, C), Marcel Proust : A Life, Yale University Press, 2013, 946 pages ;

CITATI (Pietro), La colombe poignardée Proust et la Recherche, Gallimard, 2001, 496 pages ;

COMPAGNON (Antoine), Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 2014, 320 pages ;

DELEUZE (Gilles), Proust et les signes, Paris, PUF, 2003, 111 pages ;

KRISTEVA (Julia), Marcel Proust and the Sense of Time, Columbia University Press, 1993, 103 pages ;

MAUROIS (André), MAY (Marie-Thérèse), Le monde de Marcel Proust, Paris, Hachette, 1960, 94 pages ;

PAINTER (George, D), Marcel Proust : A Biography, Random House, 1989, 363 pages ;

PATMORE (Derek), «The Paris of Proust», The Observer Magazine, 30 mai 1971 ;

WATT (Adam), Marcel Proust in Context, Cambridge University Press, 2014, 288 pages.

Paris le 18 novembre 2022 par Amadou Bal BA – http://baamadou.over-blog.fr/

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