DERNIERES INFOS
S'informer devient un réel plaisir

«René MARAN (1887-1960), Prix Goncourt de 1921 pour son Batouala, véritable roman nègre» par Amadou Bal BA –

0

C’est un honneur, un privilège et une joie immense que de commémorer, même fort modestement, le centenaire du premier Prix Goncourt attribué à un Noir, le 14 décembre 1921. «On hume les odeurs du village, on en partage les repas, on voit l’homme blanc, tel que l’homme noir le voit, et après y avoir vécu on y trouve la mort. C’est un grand roman» écrit Ernest HEMINGWAY (1899-1991). Auparavant, et pleine période coloniale, c’étaient les Occidentaux qui écrivaient sur les Africains, rarement en bien, et souvent en mal. «Quand une chèvre est présente, point de bêler à sa place !» disait Amadou Hampâté BA (1900-1991). Aussi, René MARAN a été le premier Noir, récipiendaire de cette distinction, à avoir écrit sur le colonialisme, les colonisés et la défense de l’environnement. «Depuis l’année 1903, c’est la première fois que les Noirs jouent et gagnent. C’est peut-être avec sa qualité de nègre, ce qui a séduit les Dix de l’Académie Goncourt, épris de couleur et d’étrangeté» écrit «Le Petit Parisien», un racisme décomplexé. Cet argument simpliste a été combattu par d’autres écrivains «L’attribution du prix Goncourt à un écrivain de race noire confirme ce que j’ai eu l’occasion de répéter ici, à maintes reprises, quant à la prétendue infériorité de la race noire. Cette infériorité est un mythe dans un autre genre, la prétendue supériorité du XIXème siècle sur les siècles précédents. Il y a dans la race noire une élite qui ne cède en rien à quelque autre élite que ce soit» écrit Léon DAUDET (1867-1942), en 1921. «René Maran n’est pas un bistre, comme un métis, mais noir, comme du cirage. Il n’a pas honte de sa race, puisqu’il entreprend de la défendre» écrit en 1922, Jean-Michel RAINAITUR (1896-1986) académicien. En effet, dans «Batouala», René MARAN expose les rapports difficiles, empreints de préjugés raciaux, faits de violences et de prédations, entre les coloniaux et les Africains.

René MARAN, d’origine guyanaise, est né le 5 novembre 1887, à Fort-de-France (Martinique). Son père Léon MARAN, commis des Directions de l’intérieur à Cayenne en 1885, affecté en 1887 à Fort-de-France, au Gabon en 1894, meurt en 1911, à Bordeaux. Orphelin, René est pensionnaire à Talence, puis au lycée Michel Montaigne de Bordeaux et passe son baccalauréat en 1905. En novembre 1909, René MARAN est nommé fonctionnaire des affaires indigènes en Oubangui-Chari. Il voit son roman, «Batouala» interdit en Afrique. Et, il reçoit de nombreuses lettres de menaces et d’injures des coloniaux, l’accusant d’avoir craché dans la soupe ; il est donc poussé à la démission de l’administration en 1924. «Je me suis proposé d’autres buts, en écrivant ces pages, que de donner au lecteur un aperçu sommaire, mais correspondant à la véritable vie coloniale d’Afrique. Mon unique souci a été celui de l’impartialité la plus complète vis-à-vis des Blancs comme vis-à-vis des Noirs. Je ne les ai pas opposés les uns aux autres, je les ai juxtaposés simplement, comme ils le sont dans la vie» dira-t-il. René MARAN rentre alors définitivement en France et épouse le 9 août 1927, à Paris, Camille BERTHELOT (1894-1977). Ils ont adopté en 1943, une fille, Paulette CERNARD, rencontrée dans les Vosges. René MARAN a été enterré, au cimetière Montparnasse, à Paris, le 12 mai 1960, à la 11ème division.

Le roman, «Batouala», comporte un sous-titre, «véritable roman nègre». René MARAN, qui parle le Banda, a mis six années pour l’écrire, «une succession d’eaux fortes» dit-il. «Je sens dans tout ce que vous écrivez, un élan blessé, l’amertume d’un cœur qui résiste à l’injustice, un homme qui souffre enfin et se fortifie de volonté», écrit en 1934, André SUARES. C’est un roman basé sur l’expérience et l’observation d’un fonctionnaire colonial en Oubangui-Chari (République centrafricaine). «Ce roman est tout objectif ; il ne tache même pas à expliquer ; il constate. Il ne s’indigne pas : il enregistre. J’écoutais les conversations de ces pauvres gens. Leurs plaisanteries prouvaient leur résignation. Ils souffraient et riaient de souffrir» écrit-il. Par conséquent, René MARAN n’a fait que traduire ce qu’il avait vu là-bas et entendu, et a supprimé ses émotions qu’on aurait pu lui attribuer, les préjugés de l’époque à l’égard des Africains étant si grands : «Les Nègres de l’Afrique Equatoriale sont irréfléchis. Dépourvus d’esprit critique, ils n’ont jamais eu, et n’auront jamais aucune intelligence. Du moins, on le prétend. A tort, sans doute. Car, si l’intelligence caractérisait le Nègre, il n’y aurait que fort peu d’Européens» écrit-il. C’est une population affamée «Les indigènes allaient chercher, en un jour d’innombrables détresse, parmi les crottins de chevaux appartenant aux rapaces qui se prétendent leurs bienfaiteurs, les grains de maïs ou de mil non digérés, dont ils pouvaient faire leur nourriture !» écrit-il.

Ce roman, «Batouala», est avant tout un violent réquisitoire contre le colonialisme triomphant et arrogant. Ces «Dieux de la brousse» suivant une expression de Amadou Hampâté BA, ou fonctionnaires coloniaux sont soit tout-puissants ou lâches devant les graves férocités du système : «La large vie coloniale si l’on pouvait savoir de quelle quotidienne bassesse elle est faite ; elle avilit peu à peu. On s’habitue à l’alcool. Ces excès et d’autres ignobles, conduisent à ceux qui excellent à la veulerie la plus abjecte. Pour avancer en grade il fallait qu’ils n’eussent pas «d’histoires». Hantés de cette idée, ils ont «abdiqué toute fierté, ils ont hésité, temporisé, menti et délayés leurs mensonges. Ils n’ont pas voulu voir. Ils n’ont pas eu le courage de parler. Et, à leur anémie intellectuelle, l’asthénie morale s’ajoutant, sans remords, ils ont trompé leur pays» écrit-il. Le colon ne doit pas remettre en cause le mot galvaudé, «civilisation» ou l’orgueil des Européens. Alors, civilisation «tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. A ta vue les larmes de sourdre, et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes» écrit René MARAN.

Le roman de René MARAN est un point d’aboutissement d’un processus de l’affirmation de l’identité noire contre l’esprit colonialiste et esclavagistes. En effet, cette contribution littéraire majeure a été précédée de la complainte de millions de Tirailleurs Sénégalais venus, pendant la Première guerre mondiale défendre la «mère-patrie», sans obtenir l’égalité et la reconnaissance ; un vent de conscience politique s’était alors levé. En France, et au début du XXème siècle, des écrivains noirs américains, du mouvement Harlem Renaissance, fuyant la ségrégation raciale aux Etats-Unis étaient venus se réfugier en France.

Cependant, «Batoula» est également le point de départ d’une puissante littérature de la Négritude qui allait s’attaquer à la très forte citadelle de la colonisation. C’est d’abord, un Peul et ancien tirailleur sénégalais, né en 1892 et mort en 1979 à M’Bala (région de Podor), Bakary DIALLO, qui écrira en 1926, un livre «Force-Bonté», descendu en flèche par la critique. Un autre Sénégalais, Lamine SENGHOR (1889-1927), voir mon article, de la gauche radicale et ancien tirailleur sénégalais, publiera en 1927, «violation d’un pays», un puissant réquisitoire contre le colonialisme. La Négritude, dans les années 30, prendra le relais. René MARAN, résidant au 26 rue Bonaparte, à Paris, rencontrera Léopold Sédar SENGHOR (1906-2001), Paulette NARDAL (1896-1985), Aimé CESAIRE (1913-2008) et Jean PRICE MARS (1876-1969). Cependant, René MARAN est considéré comme un assimilationniste et non un fervent partisan de la Négritude, et ne voyait dans la Négritude «un racisme plus qu’une nouvelle forme d’humanisme» écrit Lilyan KESTELOOT (1931-2018).

René MARAN, loin de l’exotisme, parle des Noirs, des colonisés, et fait l’éloge d’un monde fondé sur le droit à la différence, avec ses croyances, habitudes et visions du monde. En effet, le chef Banda, Mokoundji Batouala, avec sa force légendaire et qui s’interrogeait : «Les hommes blancs de peau, qu’étaient donc venus chercher, si loin de chez eux, en pays noir ? Comme ils feraient mieux, tous, de regagner leurs terres et de n’en plus bouger !». Pour lui, la vie est courte. En épicurien, ce qu’il professe, c’est la fainéantise tout à fait différente de la paresse : ne rien faire, c’était profiter de la vie.

Dans cette cosmogonie africaine, l’Homme est une part intégrante de la Nature vivante. Du moins, il y a une osmose entre les deux : «L’herbe, qui mange la terre, les animaux, qui mangent l’herbe, L’homme, qui détruit l’herbe et les animaux, tout meurt. Louée soit la brousse. On la croit morte : elle est vivante, bien vivante, et ne parle qu’à ses enfants, et à eux seuls. Fumées, sons, odeurs, objets inanimés, elle emploie le langage qu’elle veut pour s’adresser aux espèces qu’elle commande» écrit-il. L’Homme doit donc vivre en harmonie avec la Nature l’entourant, pour une coexistence harmonieuse et fusionnelle. Le colonisateur est naturellement persuadé de la supériorité de sa culture, imbu de la hiérarchisation des cultures et n’accepte aucun apport positif de la culture africaine. C’est une rencontre de confrontation et de conflit : «Nos danses et nos chants troublent leur sommeil. Les danses et les chants sont pourtant toute notre vie. Nous dansons pour fêter Ipeu, la Lune, ou pour célébrer Lolo, le soleil. Nous dansons à propos de tout, à propos de rien, pour le plaisir» écrit-il.

Pendant longtemps, René MARAN est retombé dans l’oubli, souffrant parfois de son personnage ambigu ou de polémiques stériles, comme nous savons en construire contre nous-mêmes. En effet, il lui a été reproché sa conception assimilationniste en considérant que la France est le «pays de ses ancêtres», et surtout sa sympathie pour le maréchal Philippe PETAIN. Edmond PAUL, évoquant «Batoula», parlait de «ces routes qui ne mènent à rien». De nos jours, on entend de la part du Parti colonial encore ce message de soumission «le colonialisme, l’esclavage, c’est du passé. Assimilez-vous et rentrez dans les rangs, de cet universel ethnique !». Pourtant, le procès des assassins de Georges FLOYD (1973-2020) aux Etats-Unis, administre bien la preuve que l’esprit esclavagiste est encore vivace. En France le rétablissement du Code de l’Indigénat, avec cette loi sur le séparatisme, ainsi que ces régimes monarchiques et dynastiques en Afrique, tout cela témoignent des liens de servitude, d’indépendance dans la dépendance.

Puis, ce centenaire du Prix Goncourt de 1921, du roman «Batouala» montre, sous réserve d’un «bénéfice d’inventaire» suivant une expression de Lionel JOSPIN, une forte réhabilitation de René MARAN, ainsi sorti du Purgatoire. Les hommages se multiplient et l’université Cheikh Anta DIOP, de Dakar, au Sénégal, organisera un colloque international, en novembre 2021, en souvenir de ce Prix Goncourt de 1921. René MARAN, à travers son «Batouala» avait conscience d’écrire pour l’Histoire, la postérité : «Je suis né en effet à Fort-de-France le 5 novembre 1887, que je sois né ici ou là n’a d’ailleurs, pour moi, qu’une importance relative. L’essentiel est de vivre et d’essayer de laisser une œuvre après soi. Le reste dirait Verlaine, n’est que littérature» disait-il. En s’attaquant au fondement même du colonialisme, dans sa théorie de hiérarchisation des cultures, René MARAN a jeté une «pierre dans la mare aux grenouilles littéraires» écrit Léon BOCQUET (1873-1954). «Batouala» dénonce l’infériorité du Noir, à travers à la modeste vie d’un chef traditionnel : «Si j’en juge par la préface de l’auteur, Batouala n’est pas le simple mokoundji d’un village quelconque des rives de la Bamba ; Batouala dépasse le cadre du petit roman colonial couronné par l’Académie Goncourt ; Batouala est le Nègre opprimé qui saisit chaque occasion, sans danger pour lui, d’exprimer sa haine contre le Blanc envahisseur» écrit René TRAUTMANN (1875-1956).

Références bibliographiques très sélectives

MARAN (René), Batouala, véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, 1920, 189 pages ;

BOCQUET (Léon), préface à René MARAN, Le Petit roi de Chimérie, Paris, Albin Michel, 1924, 237 pages ;

GENESTE (Elsa) «Autour de Batouala de René Maran, réflexions sur quelques formations racistes et antiracistes du mot «nègre», Nuevo Mundo Mundos, 15 novembre 2020 ;

L. B, «René Maran : Prix Goncourt», Le Petit Parisien, 15 décembre 1921, page 1 ;

PAUL (Edmond, Emile), «René Maran : Livingston et l’exploration de l’Afrique, ces routes qui ne mènent à rien», Le Petit Parisien, 24 mai 1938, page 4 ;

RAINAITUR (Jean-Michel), «Après le prix Goncourt, René Maran», La Pensée française, 14 janvier 1922, pages 16-18 ;

TRAUTMANN (René), Batouala au pays des Noirs et Blancs en Afrique, Paris, Payot, 1922, 254 pages.

Paris, le 30 mars 2021, par Amadou Bal BA – http://baamadou.over-blog.fr/

laissez un commentaire