«Taha HUSSEIN (1899-1973), écrivain égyptien de la révolte, de la Lumière et ses mémoires : «Le livre des jours»» par Amadou Bal BA
Obsédé par le bien-vivre ensemble, la contribution littéraire de Taha HUSSEIN, bien restée confinée aux cercles des initiés, m’interpelle plus que jamais à l’heure de cette montée des forces du Chaos. Comme Erasme, Gibelin pour les Guelfes, Guelfes pour les Gibelins, les Sénégalais qualifient souvent trop rapidement leurs expatriés de «complexés», de «lâches» de «faibles» ou même «d’ignares» de la réalité de leur pays d’origine. Valérie PECRESSE nous a affublés du titre de «Français de papiers». Quand on vit dans un monde globalisé, multiculturel, et Taha HUSSEIN a soulevé cette redoutable question : où se situer ?
En paix avec moi-même et avec les autres, comme Taha HUSSEIN, droit dans mes bottes, chacun a le droit de rester sur son quant-à-soi. Aucune capitulation, ni dans un sens, ni dans l’autre : «We Shall Neveer Surrender» comme l’avait dit, le 4 juin 1940, Winston CHURCHILL (1874-1965), dans la guerre contre le nazisme. Les Africains et leurs diasporas, connaissent «l’aventure ambiguë» de Cheikh Hamidou KANE (voir mon article), un roman de 1961 exposant un conflit de valeurs. Le héros du roman, Samba DIALLO, un aristocrate peul du Fouta-Toro, musulman et inscrit à l’école coranique ou «le foyer ardent», doit-il aussi aller à l’aube des indépendances à l’école française ? L’école française apprend «à vaincre sans avoir raison» mais elle fait aussi des élites africaines des déracinés et des décérébrés. Pour Cheikh Hamidou KANE, à travers son «aventure ambiguë», ce n’est pas une question de «races» mais de différences culturelles. Dans la Négritude, l’Africain doit faire une bonne synthèse entre le cultures occidentale et africaine, ou bien il périra. Il faudrait donc prendre les bonnes choses de chaque côté. Le choix que «la Grande Royale», dans «L’Aventure ambiguë», fait pour son peuple, est celui d’une formation dont l’objectif majeur est d’aguerrir les jeunes dans la quête du savoir, en vue de leur réussite dans la vie.
Sans apostasie, ni infidélité, esprit libre et très critique, Taha HUSSEIN a su garder «un œil à l’intérieur, l’autre à l’extérieur» écrit le 20 juillet 2020, dans le «Courrier de l’Atlas», Malika EL KETTANI. Peu connu des Sénégalais et éclipsé par son compatriote, Naguib MAHFOUZ (1911-2006), seul Prix Nobel de littéraire d’origine arabe, Taha HUSSEIN, en 1926, et bien avant Cheikh Hamidou KANE, avait soulevé ce conflit de cultures entre l’Occident et l’Afrique, la tradition et la modernité, à travers ses mémoires, «Le Livre des jours». Ecrivain, enseignant, Ministre, romancier, essayiste, humaniste, critique littéraire et grand voyageur, Taha HUSSEIN entendait rattacher l’Égypte à ses racines antiques et à son héritage méditerranéen. Chef de file de la renaissance littéraire en Egypte, «La Nahda», à son époque, l’Égypte était très marquée par l’échec de la révolution et l’occupation britannique de 1882. «Taha Hussein Bey est, parmi les écrivains égyptiens contemporains, le représentant le plus éminent du mouvement qui se manifeste depuis quelques années en Egypte, lequel tend à libérer la littérature arabe des entraves imposées par le classicisme traditionnel et à lui insuffler une vie nouvelle, en harmonie avec les conditions et les exigences du siècle» écrit Josée SEKALY.
Taha HUSSEIN est né en Moyenne-Égypte à Maghagha le 14 novembre 1889, à 300 km au Sud du Caire. Dans ses mémoires, le narrateur, curieusement parle de lui à troisième personne «Tout enfant, il avait commencé par être d’une curiosité ingénue, qui ne s’inquiétait guère des obstacles du chemin et s’élançait à la découverte de l’inconnu » écrit-il dans «Le Livre des jours». Taha est le septième de treize enfants du même père, le cinquième de onze de la mère et sentait qu’il avait une position particulière au sein de sa famille. Chez sa mère, il ressentait la tendresse et l’indulgence et chez son père ; il trouvait douceur et bonté ; de la part de ses frères, il y avait de la sollicitude parfois de la brusquerie, parfois avec une pitié mélangée de mépris. En effet, à l’âge de trois ans en raison d’une conjonctivite mal soignée, il devient aveugle. Enfant, déjà, il était insurgé contre ce coup du sort et contre l’enseignement coranique (kuttab) archaïque, en se montrant réticent aux méthodes d’enseignement traditionnel. Pourtant, à neuf ans, il connaissait le Coran par cœur, ce qui lui permit, à treize ans, d’obtenir le droit d’accompagner, en 1902 son frère aîné au Caire.
Taha HUSSEIN a su observer, très finement, son pays en ébullition, mais aussi sa société rurale marquée par des traditions rigides, la superstition et les séances d’exorcisme, pour protéger le jeune Taha du Mal : «Sa mère avait vécu dans la terreur, hantée par la crainte du mauvais œil ; Elle avait rassemblé dans une casserole des braises sur lesquelles elle jetait divers parfums», écrit-il. Sa famille consultait aussi un grand imam de la Mosquée en recherchant pour lui la Baraka et le succès dans sa vie. Le Rif égyptien est une population de «vivait dans un monde coloré par une profonde vie intérieure, bien à elle, tissu de simplicité et de mystères, de mysticisme et de naïveté» écrit-il. Son père et sa mère appartiennent à la même confrérie religieuse. Aussi, c’est un monde marqué par la bienveillance et l’hospitalité. Les hôtes sont dignement honorés: «On tuait les brebis, on étalait le sol de nappes pour recevoir les plats» écrit-il. A la fin du repas, il arrive que l’on demande à un enfant de réciter le Coran, mais gare à lui si sa langue fourchait «Fils de chien ! Qu’Allah maudisse vos pères et les pères de vos pères jusqu’à Adam ! Vous voulez donc mettre en ruine la maison de cet homme», s’écrit l’hôte un bouillant Cheikh.
En dépit de sa cécité, Taha manifesta bientôt un insatiable désir de s’instruire. Il fréquentait l’école communale, et, le soir, travaillait à la maison, se faisant lire ce qu’il désirait apprendre. Il sut rapidement par cœur le Coran tout entier. Ses notes brillantes lui valurent d’être admis comme boursier à la Faculté religieuse et de lettres d’abord à Al-Azhar. Les révoltes contre les Britanniques qui suivent l’incident de Denshawi en 1906 permettent l’ouverture en 1908 de l’Université Nationale du Caire, laïque. Taha HUSSEIN profite de cette opportunité pour quitter Al-Azhar, dont l’enseignement trop rigide lui déplait. Au Caire, il soutient une thèse sur le poète et philosophe sceptique syrien, Abu-Alala’ AL-MA’ARI, et développe de nouvelles idées, découvrant la philosophie islamique et l’histoire de l’Égypte ancienne.
La première découverte de Taha HUSSEIN de la culture française a commencé relativement tard, à l’âge de dix-neuf ans, quand il choisit le français comme langue étrangère et entreprit de suivre avec assiduité les cours que Louis MASSIGNON dispensait à l’Université du Caire. Mais c’est surtout son séjour d’études en France qu’il fut séduit par la culture occidentale. En novembre 1914, Taha HUSSEIN obtient une bourse pour partir étudier en France, ravagée par la guerre, il débarque d’abord à Montpellier et n’y resta que 11 mois. Lors de son deuxième séjour, il se rend à Paris. Il y étudie ces sciences nouvelles qu’étaient la psychologie et la sociologie, et y compose une thèse sur la philosophie sociale d’Ibn KHALDOUN, partiellement dirigée par Émile DURKHEIM (1858-1917) qu’il soutient, en 1917, à la Sorbonne. Après une année de droit civil il décide en 1919, de rentrer en Egypte. En France, à Montpellier, il rencontre Suzanne BRESSEAU (1895-1989) originaire de Lusigny-sur-Ouche (Côte-d’Or, Bourgogne), qu’il épouse le 9 août 1917 à Paris, et cette rencontre est décisive pour son avenir. Suzanne a été «mon professeure de latin. Grâce à elle, je suis le premier égyptien qui ait passé une licence dans la langue de Tacite» dit Taha HUSSEIN. Ils ont eu deux enfants, dont l’un a un prénom chrétien, Claude-Moenis (8-9-1921 au Caire – 27 novembre 2003, à Boulogne-Billancourt, Hauts-de-Seine), l’autre un prénom musulman, Amina, née à Montpellier le 5 juin 1918.
A son retour en Egypte, son pays est en pleine révolte contre les Britanniques, Taha HUSSEIN commence à enseigner l’histoire de l’Antiquité à l’Université nationale du Caire. Il a pour ambition de moderniser la vie culturelle de l’Egypte. «L’Egypte a toujours été une partie de l’Europe dans tout ce qui est lié à la vie de la raison et à la culture» dit Taha HUSSEIN. En 1922, à la Protectorat britannique, la déclaration d’indépendance et une nouvelle constitution en 1924, l’Université nationale du Caire est créée en 1915. Taha HUSSEIN, nommé professeur de littérature arabe, sera promu, en 1928, doyen de la faculté des lettres du Caire ; il est surnommé alors «Doyen de la littérature arabe». Dans ses fonctions de professeur en littérature arabe, Taha HUSSEIN apprit à ses élèves à aborder tous les problèmes d’une façon objective. C’était là une méthode insolite dans cette Egypte où jusqu’alors on attendait des étudiants qu’ils crussent aveuglément aux dogmes transmis par la tradition. Avant lui, les récits mythiques du folklore égyptien le plus reculé étaient considérés comme vérités intangibles. Taha HUSSEIN dressa contre lui le fanatisme religieux en publiant un livre dans lequel il affirmait que bon nombre des croyances traditionnelles de l’Islam n’étaient que légendes. Il est créé en 1942 l’université d’Alexandrie, dont Taha HUSSEIN est devenu le recteur. C’est l’époque aussi d’une ascension politique, il sera nommé ministre de l’Éducation nationale, secteur qu’il a profondément rénovée en défendant, une éducation libre et gratuite pour tous, et non confinée aux familles possédantes et a transformé les écoles coraniques en écoles primaires laïques : «L’éduction est (nécessaire) comme l’eau et l’air» écrit-il dans «Le livre des jours». Dans son inspiration hellénique et du modèle français de l’école républicaine, Taha HUSSEIN a l’accent mis sur l’enseignement élémentaire, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, l’exaltation du rôle de l’instituteur, et, par-dessus tout, la conception de l’école comme lieu unique de la transmission des valeurs de civilisation ; faire de l’École le seul foyer de diffusion des Lumières. «J’ai compris, que l’unique moyen d’instaurer en Egypte la véritable démocratie consiste à répandre l’instruction dans le peuple. Le droit des citoyens à l’enseignement gratuit peut nous paraître une idée inoffensive, mais dans le Proche-Orient elle passait alors, et passe encore dans certaines régions, pour révolutionnaire» écrit-il. Démissionné, Taha HUSSEIN sera réintégré en 1933, à la suite de la non-reconduction dans ses fonctions de SIDKY. Un jury de critiques littéraires décernera, en 1946, à Taha HUSSEIN, le prix Fouad 1er, que l’auteur refusera.
Taha HUSSEIN est aussi l’auteur de «La traversée intérieure», une suite du «Livre des jours» ; il y relate les dernières étapes de sa formation, tout d’abord à l’Université du Caire, qui vient tout juste d’être créée, puis à Montpellier, plus tard à la Sorbonne, et le retour en Égypte, où le protagoniste est nommé professeur d’université. Plein d’humour et de verve, il entend rattacher à son héritage arabe.
Les écrits de Taha HUSSEIN, en 1926, sur la poésie préislamique, publiés en langue française sous le titre, «Dans la prison d’Aboul-Ala» ont soulevé d’importantes polémiques en Egypte. En effet, à travers le récit concernant, AL-MAARI (973-1057), un poète syrien, Taha HUSSEIN, relate une Arabie païenne, irréligieuse, obscure et barbare «Toutes les religions se valent, dans l’égarement. Les habitant de la terre se divisent en deux : ceux qui ont un cerveau et pas de religion et ceux qui sont une religion, mais pas de cerveau» écrit AL-MAARI, dans son recueil de poèmes «L’étincelle d’Amadou». En effet, pour Taha HUSSEIN, dans l’héritage Coran on retrouve des traces du paganisme «Le Coran est le reflet le plus authentique de l’époque de la Jâhiliyya. Je l’étudie aussi dans la poésie de ceux qui sont venus plus tard mais qui étaient encore influencés par les idées et le mode de vie de leurs pères qui ont vécu avant la venue de l’islam. Je l’étudie même dans la poésie omeyyade elle-même» écrit-il. Suivant Taha HUSSEIN, le dire ce n’est pas une hérésie : «J’ai dit : «Ceux qui ont été ravis à l’écoute des versets coraniques n’ont pu les apprécier que parce qu’il y avait quelque chose de commun entre eux et la musicalité coranique. Le Coran, de par son style et son contenu, était un livre arabe. Sa langue était la langue littéraire usitée à son époque, c’est-à-dire à l’époque Jâhiliyenne. Et il y a dans le Coran des réponses adressés aux idolâtres au sujet de leurs croyances païennes. Et l’on y trouve une réponse aux juifs, aux chrétiens, aux Sabéens, et aux manichéens, non pas en général, mais des juifs arabes, des chrétiens arabes, des Sabéens arabes et des manichéens arabes qui représentent ces religions en pays arabe» écrit-il. Taha HUSSEIN, «Dans la prison d’Aboul-Ala», y exprime, en un style virtuose, une vision pessimiste de l’existence, avec une hauteur de vue et une liberté de ton rares. C’est non seulement le logis où le poète désespéré s’enferma pendant la majeure partie de sa vie, mais aussi la cécité qu’ils eurent tous deux en partage. Taha HUSSEIN prouve que certaines œuvres dites préislamiques sont apocryphes. Il est alors jugé pour apostasie, mais innocenté. «Il ne convient pas de tenir pour véridique une partie de l’histoire et de refuser une autre, uniquement parce que la première vous plaît et que la seconde vous blesse» écrit-il.
En 1938, promoteur d’idées nouvelles, dans son ouvrage «L’Avenir de la culture en Égypte», Taha HUSSEIN y encourage ses concitoyens à s’ouvrir sur les pays de la rive occidentale de la Méditerranée. Les conservateurs musulmans, en lutte contre le colonisateur britannique sont naturellement hostiles à cette ouverture vers l’Occident. Admirateur des Grecs et des auteurs classiques français connus grâce à des orientalistes en Egypte, Taha HUSSEIN a traduit la Constitution des Athéniens d’Aristote, et formulé, de la manière la plus précise, ce rapport organique liant le monde arabe et l’hellénisme. Il est apprécié en France, avait été attaqué par des fondamentalistes musulmans, pour sa francophilie : «Ce militant de la modernité véritable, cet adversaire de tous les immobilismes, de toutes les suffisances, n’a jamais rien abdiqué de son identité personnelle ou collective. Affamé du vaste monde, il n’a jamais déserté en esprit son limon natal. La nouveauté en lui s’est voulue gardienne de l’authenticité, et il fait résider une part de cette dernière dans un dialogue de civilisations. Ce message ne sera pas inutile, croyons-nous, aux débats de notre temps» écrit Jacques BERQUE.
Taha HUSSEIN entreprend de traduire en arabe de grands classiques occidentaux comme Sophocle, Racine et André GIDE. Cependant, quand Taha HUSSEIN a voulu traduire en Arabe le livre «Les portes étroites» d’André GIDE, ce dernier s’est montré condescendant et paternaliste «J’ai souvent et longtemps vécu en compagnie d’arabisant et d’islamisés, et ne serait sans doute pas le même, si je ne m’étais pas attardé sous l’ombre des palmiers, après avoir goûté jusqu’à l’extase l’âpre brûlure du désert. (…). Une traduction de mes livres en votre langue, à quel lecteur pourra-t-elle s’adresser ? Ai-je mis dans ma «Porte étroite», assez d’humanité authentique et commune, assez d’amour, pour émouvoir ceux qu’une instruction différente aura su maintenir à l’abri de semblables tourments ?» écrit André GIDE, dans une lettre du 5 juillet 1945. La réponse de Taha HUSSEIN est cinglante «Mais non, vous ne vous trompez pas, tout en faisant erreur. Loin d’inviter à la tranquillité, l’Islam pousse l’esprit à la réflexion, la plus profonde et suscite l’inquiétude la plus tourmentée. Vos rapports avec Musulmans et Arabisants, ne vous ont pas permis de voir l’angoisse que l’Islam a soulevée dans toute l’Arabie, pendant les deux premiers siècles de l’Hégire, angoisse qui a donné à la littérature mondiale la poésie amoureuse la plus lyrique et la plus mystique. L’Islam donne plus qu’il en reçoit, il a donné parce qu’il a reçu. Il mérite votre confiance, cet Orient arabe qui répand votre message, comme il l’a fait jadis des maîtres de l’Antiquité» écrit-il dans sa réponse du 5 janvier 1946.
C’est dans cette tempête que Taha HUSSEIN entreprend d’écrire ses mémoires en 1927 et traduits en français en 1947. Bien plus qu’une autobiographie, l’ouvrage est un récit de vie, limpide, subtilement initiatique. «J’ai lu votre beau livre avec une émotion bien vive. Il respire de part en part, un sentiment d’humanité de sympathie profonde, fraternelle, qui trouve aussitôt écho dans mon cœur» écrit André GIDE dans sa lettre du 16 mars 1939. Dans «le livre des jours», il y décrit longuement les années d’enfance et d’apprentissage à l’école. Le grand départ ensuite, loin des siens, pour la capitale, où se trouve à Al-Azhar. Son infirmité lui tenant lieu de vocation, l’enfant y est placé pour apprendre à devenir récitateur du Coran. «Aucun ouvrage n’exprime mieux le charme de la campagne égyptienne ; aucun ne peut apporter aux Européens une documentation plus exacte sur les habitudes de vie et l’âme du Felah» écrit Josée SEKALY.
La lumière, au centre de ses mémoires, une petite musique composée par un homme contraint de vivre dans la nuit, témoigne «d’un dépaysement de la pensée. Il s’y ajoute une autre étrangeté : c’est l’œuvre d’un aveugle. Il est sans cesse attentif à ne pas laisser transparaître sur son visage cette disgrâce des ténèbres qui, si souvent, obscurcit la physionomie des aveugles. Emmuré dans sa cécité, il ne peut participer aux amusements des autres enfants. Mais cet isolement et ce repli involontaires développeront à son insu les qualités les plus rares de moraliste, de critique et de poète. C’est l’exemple d’une réussite d’un triomphe de la volonté, d’une patiente victoire de la lumière spirituelle sur les ténèbres ; par quoi, ce livre exotique et inactuel est si noble, si réconfortant», écrit, en 1947, dans la préface André GIDE du «Livre des jours». Donnant accès à l’univers d’un enfant pauvre et aveugle, cette illumine le genre humain.
En dépit de sa cécité, Taha HUSSEIN, doté d’une mémoire prodigieuse, savait réciter tout le livre du Coran à l’âge de 9 ans de neuf ans, était d’une rare curiosité. Il appris à connaître beaucoup de jeux d’enfants, sans y prendre aucune part, à écouter les contes et légendes, la récitation du poète, les conversations de sa famille notamment les expéditions et conquêtes de l’Islam, les chants et les complaintes des femmes, les récitations du Coran de son grand-père. Il absorbait tout le gardait en mémoire. Affublé du titre de «Cheikh», celui qui savait le Coran, Taha, resté humble, avec une distance critique qui le caractérisera estime que l’existence est un «tissu d’iniquités et d’impostures» et qu’il fallait rester à «l’abri de cet esprit de fausseté et de vanité ; l’orgueil abusait l’âme de ses parents» écrit-il dans ses mémoires. Grand observateur de la société de son temps, il a fustigé les vices et les méchancetés de ses maîtres coraniques, leurs vilaines histoires de cupidité ainsi que leurs méthodes archaïques d’enseigner la religion musulmane. Dans les écoles religieuses, les enseignants supposés être des savants, «parlent, et peuvent parler longtemps, avec de copieuses digressions, sans que personne ne s’y intéresse, sauf peut-être leurs élèves» écrit-il. En effet, il a appris tout le Coran par cœur, sans bien en comprendre le sens ou en retirer un quelconque bénéfice. Étudiant, à El Azhar, il devait réciter un chapitre de «Al-Fiyya» d’Ibn Malik, à un Cadi, un juge musulman. Il apprendra de ce jurisconsulte, de fuir l’égarement et l’orgueil : «Celui qui s’abaisse, Allah l’élèvera» lui dit-il.
Taha HUSSEIN meurt le 26 juillet 1989 au Caire ; sa maison est devenue un Musée. «On ne vit pas pour être heureux : on vit pour accomplir ce qui vous a été demandé. Nous étions à la limite du désespoir, et je pensais, «non, pas pour être heureux, pas même pour rendre les autres heureux. J’avais tort. Tu as donné de la joie. Tu as donné le courage, la foi, qui étaient en toi» écrit Suzanne TAHA-HUSSEIN.
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Paris, le 17 décembre 2022, par Amadou Bal BA – http://baamadou.over-blog.fr/