«Omar SY et son film «Tirailleurs», les questions de mémoire, d’égalité, de justice, de coopération équitable et de bien-vivre ensemble» par Amadou Bal BA-
Le film, Tirailleurs de Mathieu VADEPIED, avec Omar SY comme acteur principal, sur la Première guerre mondiale, sorti le mercredi 4 janvier 2023, démarre très fort, avec déjà plus de 55000 d’entrées, en moins de trois jours. Omar SY y interprète Bakary DIALLO, un quadragénaire sénégalais ayant décidé d’accompagner son fils, Thierno (Alassane DIONG, fils de la grande-sœur d’Omar SY, donc son neveu) à peine sorti de l’adolescence et enrôlé de force dans l’armée française, pour aller se battre en 1917 dans les tranchées de Verdun. Alors qu’il est berger peul, au Fouta-Toro, Bakary déplore que son fils, Thierno, est capturé par les colons pour l’envoyer combattre en France. Bakary protégeant son fils, finira se sacrifier, pour le sauver ; à la fin du film, le héros lancera ce message plein de sens : «Souvenons-vous de moi», des espoirs d’intégration trahis. Le Sénégal est alors une colonie française, et l’histoire des tirailleurs est très mal connue, comme le rappelle une phrase dès le générique : 200 000 hommes venus de lointaines colonies pour monter au front dans l’enfer de 1914-1918. Plus 29000 Tirailleurs sénégalais sont morts lors de cette Première guerre mondiale.
Cependant, une polémique misérable, entretenue artificiellement, par une certaine presse de la Françafrique, tente de faire diversion, afin de discréditer Omar SY. Interrogé sur les atrocités de la guerre, et notamment en Ukraine, Omar SY aurait répondu au journal Le Parisien «Une guerre, c’est l’humanité qui sombre, même quand c’est à l’autre bout du monde. On se rappelle que l’homme est capable d’envahir, d’attaquer des civils, des enfants. On a l’impression qu’il faut attendre l’Ukraine pour s’en rendre compte. Oh, les copains ? Je vois ça depuis que je suis petit. Quand c’est loin, on se dit que là-bas, ce sont des sauvages, nous, on ne fait plus ça. Comme le Covid, au début, on a dit : c’est que les Chinois. Quand (la guerre) est en Afrique, vous êtes moins atteints» dit-il en décembre 2021. Jadis, et pour se moquer des tirailleurs sénégalais, on disait qu’ils avaient tendance à «Tirer ailleurs». Dans le cas de Omar SY, c’est devenu une mauvais habitude des fachos, par principe, de sortir le fouet, pour le lyncher. Ainsi, Nathalie LOISON, une ancienne ministre du président MACRON parle de 58 députés français morts au Mali, à la suite de l’assassinat de KADHAFI par SARKOZY ayant répandu des islamistes au Sahel, un visiteur du soir à l’Elysée. Charles COSSIGNY, des Républicains, un parti lepénisé, parle de «propos abominables» et preuve d’une «ingratitude odieuse» d’un «exilé fiscal». Et pourtant, 5 millions de réfugiés ukrainiens, avec leurs chiens et chats, là les ressortissants sénégalais sont qualifiés abusivement et indistinctement de trafiquants de drogue ou de «Français de papiers» par Valérie PECRESSE, sont accueillis massivement en France ; les dons affluent. On sait ce que disait l’ancien Ministre de l’intérieur, Charles PASQUA ; quand on ne veut pas parler sérieusement et à fond d’un sujet dérangeant, on créé, un problème dans le problème, afin de noyer le poisson. Omar SY a répondu à ces attaques en dessous de la ceinture : «Ce n’est pas vraiment ce que je dis le problème, mais ce que je suis. Je refuse de me justifier car je ne dois rien à personne, je suis Français !», dit l’artiste.
Omar SY, un acteur engagé talentueux, connu et reconnu, avait déjà abordé de nombreux sujets épineux, comme la question de l’immigration (voir mon article). Omar SY, à travers son Lupin, un succès planétaire, a aussi démontré, qu’en sa qualité de citoyen à part entière et non entièrement à part, qu’il est à même d’incarner n’importe quel personnage. Il a donc «gravi la montagne raciale», suivant une expression de Langston HUGHES (voir mon article).
Ici, et le Tirailleurs l’indique bien, Omar SY revient, dans un contexte de montée des forces du Chaos, sur une question ancienne que l’Empire français, encore imbu de sa hiérarchisation des valeurs de la vie, ne veut pas aborder frontalement. La Françafrique biaise et accorde des concessions mineures, pour faire oublier, par tous les moyens, les graves crimes, les massacres coloniaux, le Code de l’indigénat ou les injustices commises au nom de l’Empire coloniale. Ainsi, des cérémonies sont désormais organisées à l’Arc de triomphe, quelques noms de rues sont rebaptisées ; on permet au peu d’anciens Tirailleurs restant de regagner leur pays, pour le peu de jours leur restant encore à vivre pour, enfin, toucher une pension faiblement revalorisée.
C’est quoi donc cette histoire de Tirailleurs sénégalais dont on ne veut pas parler sérieusement ?
Initialement le corps de Tirailleurs sénégalais, créé par Louis-Léon FAIDHERBE, (voir mon article) n’avait pas la glorieuse réputation que valorise maintenant Omar SY. C’était un bataillon destiné à réprimer les révoltes des puissants empires ou résistants africains. Jusqu’à présent, à Madagascar, quand un enfant pleure, pour le réduire au silence, on lui dit : «On va appeler les (Tirailleurs) Sénégalais !». L’Empire colonial français, bien que présent au Sénégal depuis 1365, et détenant les armes à feu, en infériorité numérique, était confiné dans les zones côtières ; sa présence, à travers le système dit des «comptoirs», était soumise à diverses taxes à payer aux empires africains solidement installés (États du Fouta-Toro, du Djolof, du Cayor, etc). Les différents administrateurs coloniaux, de la très haute aristocratie française, qui se sont succédés au Sénégal, n’avaient pas une vision stratégique de leur mission de coloniale. C’est Louis-Léon FAIDHERBE (1818-1889), un polytechnicien originaire de Lille, qui a considérablement changé la donne, à travers son bataillon des Tirailleurs sénégalais, crée par Napoléon en 1857. Entre 1850 et 1890, Louis-Léon FAIDHERBE, avec ses tirailleurs sénégalais, ont organisé, méthodiquement, ce que le parti colonial appelle «la pacification», par des massacres de populations ou des déportations de résistants, comme Elhadji Omar TALL, Maba Diakhou BA, BEHANZIN, SAMORY (voir mes articles sur ces personnages de l’histoire africaine). Les successeurs de Léon FAIDHERBE ont développé et conforté cette stratégie de prédation et de répression de l’empire colonial français, notamment en Indochine, en Algérie et à Madagascar, des crimes contre l’humanité sans images. Les premiers soldats noirs à servir la France sont d’anciens esclaves de confiance, les «laptots», recrutés, au XVIIIème siècle, pour assurer la sécurité des navires de la Compagnie générale des Indes qui commerce avec l’Afrique. Entre 1914 et 1918, les Tirailleurs sénégalais interviennent sur différents théâtres d’opération, notamment aux Dardanelles, à Verdun ou sur la Somme, sur l’Aisne, tandis que les autres servent Outre-mer. Durant la Seconde Guerre mondiale, ils participent aussi bien à la bataille en France métropolitaine, qu’à l’ensemble des combats menés par la France Libre, intervenant notamment au Gabon, à Bir Hakeim (Libye), en particulier, en 1944, lors du débarquement en Provence avec la 1re armée. Les Tirailleurs sénégalais sont les premiers à être envoyés au front, contre les Allemands, les 19 et 20 juin 1940. A la bataille de Chasselay, les Allemands sont séparés les Blancs et les Africains. Les Tirailleurs sénégalais, du 25ème régiment, massacrés parfois écrasés avec des chars, ont été enterrés au cimetière, Tata sénégalais de Chasselay. Des tirailleurs interviennent également lors des deux grands conflits coloniaux, en Indochine entre 1945 et 1954 et en Algérie entre 1954 et 1962. Cependant, les Tirailleurs Sénégalais devant les injustices ou les atrocités, ont fini, à Cayennes, par se révolter en 1946.
C’est à la Première guerre mondiale que les Tirailleurs sénégalais ont fait irruption sur la scène politique, par leurs revendications d’égalité et de justice, préludes à la négritude et au mouvement pour l’indépendance. En effet, Blaise DIAGNE (1872-1934, voir mon article), un personnage ambigu, élu premier député africain, le 10 mai 1914, à la veille de la Première guerre mondiale, sur un programme de rupture, a retourné sa veste. C’est, le général Charles MANGIN, (1866-1925) et son livre, «La force noire», qui a persuadé Georges CLEMENCEAU (1841-1929, président du Conseil de 1906 à 1909 et de 1917 à 1920, qu’il fallait recruter, massivement, des Africains, pourtant encore des sujets français, pour servir de chair à canon, afin de défendre «La Mère-Patrie». Pour Charles MANGIN, les qualités des Tirailleurs sénégalais, depuis 1857, sont notamment lors des luttes contre les résistants musulmans, la facilité d’instruction, la discipline, le dévouement au chef, l’endurance, la résistance au choc et la ténacité dans les longues luttes. Devant la résistance des Africains aux recrutements forcés, encore sujets français, sauf les habitants des quatre communes (Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis), à aller mourir pour un Empire les soumettant au Code de l’Indigénat, Blaise DIAGNE, sans y croire vraiment, a promis la nationalité française aux Tirailleurs. En fait, le Code de l’indigénat ne sera, officiellement, aboli qu’en 1946, avec la Loi Lamine GUEYE (voir mon article).
Par conséquent, cette entrée sur la scène politique des Tirailleurs sénégalais a conduit à des conséquences incalculables que le système colonial n’avait pas pu envisager. En effet, au sortir des première et seconde guerre mondiales, les Tirailleurs sénégalais, dont les pensions ont été gelées avec des montants modiques, ont commencé à se révolter. Ainsi, mon grand-père maternel, Harouna Samba NDIAYE (1892-1975), combattant de la Seconde guerre mondiale, avait, jusqu’à sa mort, une pension trimestrielle de 70 FCA (10,68 centimes d’euros). Il nous a raconté, à la Libération, que Charles de GAULLE ne voulant pas que des Noirs viennent défiler avec lui, aux Champs-Elysées, leur bataillon avait été confiné au foyer AFTAM, au Havre. Dans ses mémoires, Abdoulaye BATHILY (voir mon article) indique son père qui avait fait les deux guerres mondiales, n’avait une pension trimestrielle de 1500 F (2,29 euros). A la Première guerre mondiale, les Tirailleurs sénégalais, venus au secours du colonisateur, qu’ils croyaient invincible, l’ont vu humilié par les Allemands ; ce qui a démystifié le système colonial. Après la guerre, bon nombre d’entre eux, et pour ceux qui ont survécu, gazés, n’ont pas eu la même pension que leurs frères d’armes blancs. Par ailleurs, une publicité raciste, «Ya Bon Banania» sur le chocolat présentait les Africains, notamment les Tirailleurs sénégalais comme de grands enfants. Ce qui a déclenché la colère, une blessure profonde chez Léopold Sédar SENGHOR : «Vous (Tirailleurs) n’êtes pas des pauvres aux poches vides, sans honneur ; mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France» écrit-il dans le recueil «Hosties noires».
Un Tirailleur sénégalais, un berger d’origine peule, de M’Bala (Podor), Bakary DIALLO (1892-1979), est le premier, en 1926, à avoir écrit un livre sur son expérience amère de la Première guerre mondiale, «Force-Bonté». A l’époque, les colonialistes, qui n’avaient même pas lu ce livre, se sont moqués de lui «Tant de gens, de critiques, n’ont jamais encore eu ce texte en mains, ou n’en parlent qu’à travers des allusions embarrassées ou des jugements à l’emporte-pièce, s’ils ne l’ignorent pas tout bonnement !» écrit Mohamadou KANE, en 1985, dans la préface de la réédition de l’ouvrage de 1926. A Saint-Louis, Bakary DIALLO s’engage dans l’armée française le 4 février 1911. Dès l’abord, il déborde d’admiration pour l’armée, la puissance coloniales. Forme hâtivement, il est envoyé, le 2 mai 1911, combattre au Maroc où la France s’emploie à éteindre les derniers foyers de résistance à sa présence. En 1914, Bakary DIALLO se trouve sur le front métropolitain contre l’Allemagne. Il aura la mâchoire fracassée, à la bataille de la Marne, et ira désormais d’hôpital en hôpital. Il obtient la nationalité française en 1920. Bakary DIALLO est un admirateur de la France : «Il a une connaissance plus intime du peuple français qui ajoute à son admiration. Il croit fermement en l’amitié entre les peuples et ne perçoit nullement la colonisation comme un mal» écrit Mohamadou KANE. Le tirailleur, Bakary DIALLO, retourne au Sénégal, en février 1928 et exerce différents emplois pour l’administration coloniale (Messager, chef de canton, interprète) et prend sa retraite en 1953. Bakary DIALLO «admire, naturellement, l’ordre, la force et, par-dessus tout, l’efficience. Il joue en toute simplicité la carte de la colonisation. Le conformisme de sa vision, les rapports de la France et de ses colonies étonnent. En fait, la culture élémentaire de Bakary Diallo et sa qualité de «tirailleur sénégalais» le prédisposent à cette attitude. C’est comme si, dès le départ, il a pris le parti d’admirer ce qu’il ne comprend pas, d’adhérer à ce qui de toute évidence à la faveur des maitres» précise Mohamadou KANE. Bakary DIALLO, en « bon nègre » fait l’apologie de la France coloniale ayant «pacifié» l’Afrique et créé les conditions de sa prospérité ; certains donc ont émis des doutes sur la paternité de cet ouvrage qui serait écrit par des colonialistes. Il n’est pas moins que Bakary DIALLO est le premier romancier sénégalais, teinté de paternalisme, et donc naturellement encensé par les forces du Chaos : «Son titre de gloire, c’est d’être l’initiateur du roman africain biographique. Par la création littéraire, il porte témoignage, il fait part de son initiation, il adhère à une idéologie. Il dit, encore une fois en toute simplicité, pour ne pas dire générosité, son rapport au monde colonial. Il n’est cependant pas question d’engagement. Dans son esprit, un Noir de bon sens ne peut qu’adhérer à l’idéologie coloniale» écrit Mohamadou KANE. A l’époque, les Africains ne réclamaient l’indépendance, mais l’égalité des droits, notamment l’accès à la nationalité française. C’est donc Lamine SENGHOR (1889-1927, voir mon article), qui a vécu à Paris, le premier grand pourfendeur du système colonial, notamment à travers son livre en 1927, «La violation d’un pays» et «le Paria», sa revue. «Ce fut, précisément, parce qu’il (Lamine Senghor) ne réussit point, à obtenir en tant que blessé de guerre, ni la citoyenneté française, ni une pension semblable à celle de ses camarades combattants européens qu’il réalisa le caractère inique et révoltant du système en vigueur et s’installa, résolument dans la contestation de l’ordre colonial» écrit Iba Der THIAM. En effet, Lamine SENGHOR est révolté par le manque de considération accordé aux Noirs vivant en France. «La France nous connaît lorsqu’elle a besoin de nos soldats, mais elle continue à nous traiter comme des êtres inférieurs lorsque le danger est passé. C’est ce lâche traitement de la civilisation européenne qui fait naître la haine chez les Nègres dont les efforts doivent tendre à imprimer un essor nouveau à notre race» dit-il. «A travers l’immonde marchand de chair noire, c’est l’impérialisme français qu’il aurait fallu traîner aux assises» écrit Lamine SENGHOR. Il est le premier tirailleur sénégalais à appeler à l’indépendance, un mot tabou en son temps, à briser les chaînes de l’esclavage ; il veut «protester contre les abus, contre les méfaits et les injustices qui se commettent, journellement, dans toutes les colonies. Sous prétexte d’exporter la civilisation occidentale dans les pays d’Orient, la France a conquis, par la violence, un vaste empire colonial dont l’étendue et la population dépassent celles de la métropole. En réalité, la raison de ces conquêtes successives est tout autre ; Pour alimenter son industrie la France a besoin de matières premières, qu’elle tire de ces pays qui sont en même temps ses débouchés pour ses produits manufacturés qu’elle ne peut consommer sur place. Elle a également besoin de ses colonies pour sa défense nationale» dit-il. «L’Africain a ses coutumes et ses traditions séculaires, il a son histoire, tandis que les Gaulais et les Germains n’étaient que des barbares, resplendissait déjà sur les bords du Nil une belle civilisation qui a laissé des empreintes profondes dans le processus de transformation des sociétés européennes. Dans de pareilles conditions, il est logique, il est légitime pour les Nègres de poser la question de leur liberté et de leur indépendance, d’aspirer à une vie nationale propre. Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tous les Nègres d’Afrique en font désormais leur mot d’ordre de combat» écrit-il dans la revue de la race nègre de septembre 1927. Dans «frères d’âme» de David DIOP, on voit initialement le personnage du capitaine Arnaud envoyer à la mort ses tirailleurs sénégalais. Dans le film «Tirailleurs», en 2022, la hiérarchie militaire n’hésite pas d’envoyer au casse-pipe les tirailleurs, pour la conquête d’une colline.
SEMBENE Ousmane (1923-2007 voir mon article) eu le courage et la lucidité, avec son film, interdit en France, «Camp de Thiaroye», sorti le 6 septembre 1988, de dénoncer ce crime grave, ce massacre à l’arme lourde du 1er décembre 1944, plus de 300 morts. Les autorités Sénégalaises, conciliantes avec la Françafrique depuis l’indépendance; ne se mouillent pas trop sur ce sujet délicat ; ce sont curieusement des chercheurs français (Mme Armelle MABON et M. Martin MOURRE) depuis des décennies qui tentent de secouer le cocotier. Mais jusqu’ici la Françafrique est restée droite dans ses bottes, refusant de rouvrir le procès et les archives françaises. Pourtant, ces Tirailleurs sénégalais, ayant échappé aux camps nazis, revenus au pays, ne réclamaient que leur solde. Pour punir cette audace de réclamer un droit et en représailles, les valeureux Tirailleurs qualifiés «d’insurgés» ont été massacrés et ensevelis dans une fosse commune. Pour le général qui avait donné l’ordre d’ouvrir le feu, avec de la mitrailleuse lourde, «Ma conviction était formelle : tout le détachement était en état de rébellion. Il était nécessaire de rétablir la discipline et l’obéissance par d’autres moyens que les discours et la persuasion. Tout est rentré tragiquement dans l’ordre» écrit le général Marcel DAGNAN (1885-1978). Pour le lieutenant-colonel Jean Alain LE BERRE, qui sera décoré de la légion d’honneur, c’est une simple «opération de maintien de l’ordre». En fait, loin d’être une «mutinerie», il s’agit bien d’une paix des cimetières, d’un véritable crime contre l’Humanité. Redoutant des émeutes à Dakar, les colons ont envoyé El Hadji Seydou Nourou TALL (1862-1980) apaiser la population. «Des hommes qui avaient combattu pour la France, avaient été prisonniers en France, avaient par miracle échappé à la mort. Quand ils sont revenus sur le sol natal, au moment de revoir leur foyer et leur famille, ils ont été tués par des balles françaises, pour une misérable question de sous» dira Lamine GUEYE. Léopold Sédar SENGHOR, qui était hors du Sénégal, lui aussi prisonnier de guerre, écrira ce poème «Tyaroye» : «Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce donc vrai que la France n’est plus la France ? Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ? Est-ce donc vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras d’acier ? Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier ? Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses martyrs ?» écrit-il, en 1948, dans le recueil «Hosties noires».
En définitive, je comprends bien la colère des forces du Chaos contre le film, Tirailleurs d’Omar SY ; Omar SY ne «tire pas ailleurs», il a bien visé juste : l’Empire colonial «ne veut pas mourir» un clin d’œil à un ouvrage collectif signé par notre ami, Amzat BOUKARI YABARA. A longueur de journée, il est affirmé que la France et son universalisme défendrait sans concession les valeurs républicaines. On voit bien que s’agissant justement des Ukrainiens, qu’il faut protéger contre la guerre du Tsar des Russies, les réfugiés du tiers-monde dont les pays ont été ravagés par des guerres injustes ou la Françafrique n’ont pas eu le même traitement. Dans une conception ethnique de la démocratie, à chaque fois que l’on réclame la Justice, l’égalité, la fraternité, on nous renvoie à nos origines. A ce titre, le film d’Omar SY pose trois questions fondamentales s’adressant à la classe politique française, aux dirigeants africains et à leurs diasporas :
1 – Les questions mémorielles : bien ensemble dans nos différences et le respect mutuel
«Si on ne sait pas on est on ne saura jamais où est ce qu’on va» dit en substance un dicton africain. La question de la mémoire et donc de l’identité sont au cœur de l’indépendance et du développement d’un pays. Les nations comme la Chine, l’Inde et le Japon, se sont appuyées sur leur culture, leur mémoire, leur histoire, leur langue pour bâtir un modèle de développement économique et de consommation. L’assimilation dans le sens du renoncement à son passé est mortifère.
Omar SY, se sacrifiant pour son fils termine son film, «Tirailleurs» par cette phrase prophétique : «Souvenons-vous de moi !». Plus d’un siècle après de combat pour la mémoire et la révolte contre l’injustice les Africains et leurs diasporas font du surplace. Le parti colonial n’a rien cédé sur sa logique de violence et de prédation. Bien au contraire, les idées vichystes et nauséabondes sont devenues un fonds de commerce faisant du Rassemblement national une force politique à la porte du pouvoir.
On ne peut rien construire de bon et de durable sur le ressentiment, mon propos a toujours été et reste que sans reconnaissance de ces crimes coloniaux qui se perpétuent, il n’aura pas de réconciliation et d’apaisement. On peut pardonner, sans naturellement jamais oublier, à condition, comme pour l’esclavage que ces crimes comme d’ailleurs ces violences policières ou ces incendies criminels à Paris soient reconnus. A Alger, le candidat aux présidentielles Emmanuel MACRON, en 2017, avait dit, à juste titre, que la colonisation est «une crime contre l’Humanité». Yves BENOT, dans un remarquable livre, en 1999, a bien recensé et documenté ces crimes coloniaux.
A la façon dont les fachos et la presse de la Françafrique ont réagi contre le film Tirailleurs on peut estimer que loin de faire acte de contrition, le parti colonial glorifie ces crimes. Mais peut-il en être autrement ?
Le combat pour la mémoire en France, pays possédant encore des colonies, est encore difficile en ce que le malheur des uns est fondé sur le bonheur des autres. En effet d’une part l’Empire colonial exploitant le gâteau juteux des matières de son pré-carré africain ne veut rien lâcher. D’autre part, et pour l’essentiel les Français issus de l’immigration, réduits au rang d’indigènes de la République, se désintéressent carrément de leur sort.
Et pourtant cette initiative d’Omar SY est capable de faire bouger. Pour ma part, l’esclavage, un puissant lavage de cerveau, est avant mental, fait de chaînes invisibles. Il faudrait donc se battre avec les forces républicaines et de progrès en France, établir une jonction des luttes concernant ces funestes réformes (retraites, chômage, nième loi sur les étrangers) afin de faire émerger «une hégémonie culturelle» pour reprendre une expression d’Antonio GRAMSCI (1891-1937, voir mon article) du bien-vivre ensemble.
Aussi, j’invite tous à aller voir les spectacles ou les films des artistes engagés ou à acheter leurs livres. C’est la meilleure façon de faire progresser les idées du bien-vivre ensemble.
2 – Les questions de citoyenneté et d’engagement dans la cité
Dans ce débat sur le film, Tirailleurs d’Omar SY a émergé la question centrale de la citoyenneté. Jadis les Tirailleurs sénégalais gazés, dont les modiques pensions ont été gelées est venus se battre pour la «Mère-Patrie» dont ils n’avaient même pas la nationalité ; ils étaient des sujets français. En 2022, le regard du parti colonial sur les racisés n’a pas changé. Omar SY n’est pas vu comme un citoyen français mais renvoyé à ses origines ethniques de Peul sénégalais. Dans ce racisme institutionnel et systémique, Omar SY a eu raison de fustiger le traitement différencié entre les Africains entre les racisés et les Africains. Naturellement que les Ukrainiens sont soumis aux horreurs de la guerre et doivent bénéficier asile, secours et protection. La question n’est pas là ; elle est dans le traitement différencié des racisés. Quand on est un pays des droits de l’Homme avec son universalisme, justement on ne peut pas saucissonner les droits de l’homme avec une géométrie variable, en fonction de la couleur.
Aussi je réitère ma demande de régularisation des étrangers utiles à la France dans la perspective des Jeux olympiques de 2024, une relocalisation des entreprises françaises installées en Chine, de vrais exilés fiscaux et combler les secteurs sous tension où l’on manque cruellement de main-d’œuvre.
Au moment, où le Parti socialiste va désigner son Premier secrétaire, je crois qu’il faudrait définitivement abandonner le discours hypocrite de la Baule de François MITTERRAND. Tous les candidats à la présidentielle se sont engagés à liquider la Françafrique et aussitôt après être élu ils ont appliqué aux racisés la logique du Code de l’indigénat. Jusqu’ici le Parti socialiste fuyant les luttes sociales, a choisi une clientèle électorale spécifique les cadres, les communautés gays et juives, en marginalisant et infantilisant les racisés militants avertis. Or, la stratégie de Jean-Luc MELENCHON, dont Omar SY, comme Annie ERNAUX sont des soutiens, vise à un large rassemblement notamment en direction des racisés. La logique réformiste du Parti socialiste qui a déjà échoué, car les réformistes ont été récupérés par me président Emmanuel MACRON, est une voie sans issue.
Je demeure persuadé que le salut ne viendra des autres. Le parti colonial qui nous méprise ne fera qu’enfoncer les racisés. «Le salut en vous» disait Léon TOLSTOI. Quand on est citoyen de la République on se bat pour ses droits comme l’ont fait les Noirs américains dans l’affaire George FLOYD. Au-delà de cette voie de responsabilité, et non plus de consommation et de spectateur, point n’est de salut !
3 – La juste et équitable coopération entre la France et l’Afrique,
dans le respect et la considération
Omar SY, est né à Trappes dans les Yvelines, mais ses parents sont des Peuls, originaires de Bakel vers la frontière avec le Mali. Les dialogues de son film Tirailleurs sont en Peul, sous-titrés en français. Il parle donc correctement cette langue. En fait, c’est un point d’histoire, pour l’essentiel étaient de la campagne et n’avaient pas le droit sous la colonisation d’aller à l’école. Aussi, pendant les deux guerres mondiales, le colonisateur, face à diverses ethnies ne parlant pas les mêmes langues, était obligés de faire appel à de nombreux interprètes. Le Ministère des armées a publié un ouvrage sur le français, de survie, des Tirailleurs sénégalais. Je considère que cette diaspora africaine est une pont de solidarité et de richesse pour la France afin de développer une coopération harmonieuse équitable et équilibre avec l’Afrique et en abandonnant, 63 ans après les indépendances cette logique du parti colonial de prédation et de violence.
J’ai été au Sénégal en décembre 2022, après huit années d’abord. Le Sénégal a considérablement changé et semble respirer une bonne santé économique. Les travaux poussent comme des champignons et les touristes français, comme parfois anglais allemands et même Tchèques sont présents massivement. Cependant un des grands paradoxes de l’Afrique, un continent riche, ses populations toujours dans la dépendance et la consommation, sont restées pauvres. Partout où on passe le billet de banque, comme le mandat à la fin du mois doivent sortir.
Ce qui s’est passé en 2021, lors de l’affaire Adji SARR, travaillant dans un salon de massage accusant M. Ousmane SONKO de viol, est un précédent fâcheux pour le parti colonial français. Des enseignes françaises (Casino, Carrefour, la banque BICIS (BNP), stations d’essence) ont été pillées et brûlées, des touristes français molestés et dépouillés de leurs biens. Ce sentiment anti-français exploité par une partie de l’opposition devrait inciter le Parti colonial en France dans la perspective des élections présidentielles de 2024 à abandonner cette orientation de Françafrique et à s’orienter vers une coopération avec le Sénégal mutuellement avantageuse.
Pour ma part, ces présidentielles au Sénégal de 2024 sont particulièrement lourdes de menaces. Personne ne pourra empêcher le président Macky SALL de se présenter à ces présenter à ces présidentielles en raison du principe de non-rétroactivité des lois, le mandat en cours de 7 ans ne compte pas. En revanche, le Sénégal étant une grande démocratie, c’est au Sénégalais de décider qui sera le nouveau président en 2024.
Si le président Macky SALL, un pharaon des temps modernes, gagne et ce que je souhaite très vivement, car le Sénégal a changé en bien ces 12 dernières années, les troubles comme en 2021, ne sont pas à exclure.
Si le défenseur d’une ligne islamiste, ethniciste anti-peule et anti-française qui gagnait, par malheur, le parti colonial agrippé à ses privilèges, prendra-t-il, comme au temps de l’Empire, d’organiser au Sénégal, un pays ayant toujours pour un gouvernement civil, un coup d’état ? Les Sénégalais, épris de liberté et de démocratie de longue date, ne se laisseront pas faire. Jamais !
Gouverner, c’est prévenir.
Brèves références bibliographiques
ABADIE (Maurice), La défense des colonies. Résumé historique, Paris, Lavauzelle, 1937, 320 pages ;
ALEXANDRE (Rodolphe), La révolte des Tirailleurs sénégalais à Cayenne, 24-25 février 1946, Paris, Harmattan, 1995, 1960 pages ;
Anonyme, Le français tel que le parlent nos Tirailleurs sénégalais, Paris, Imprimerie universelle militaire, L. Fournier, 1916, 46 pages ;
BA (Amadou), Les «Sénégalais» à Madagascar. Militaires Ouest-africains dans la conquête et la colonisation de la Grande Ile (1895-1960), Paris, Harmattan, 2012, 320 pages ;
BA (Amadou, Bal), «Faidherbe, des statues à déboulonner», Médiapart, 23 juin 2020 ;
BA (Amadou, Bal), «L’esclavage est un crime contre l’Humanité», Médiapart, 10 mai 2019 ;
BA (Amadou, Bal), «La colonisation, un crime contre l’Humanité», Médiapart, 18 octobre 2018 ;
BA (Amadou, Bal), «La vie d’un Sénégalais illustre Blaise DIAGNE (1872-1934), premier député africain à l’Assemblée nationale française», Overblog 25 août 2011 ;
BA (Amadou, Bal), «Lamine GUEYE, avocat des grandes causes», Médiapart, 17 juillet 2022 ;
BA (Amadou, Bal), «Lamine SENGHOR (1889-1927), un militant anticolonialiste», Overblog 30 août 2011 ;
BA (Amadou, Bal), «Omar SY, un Arsène Lupin planétaire», Médiapart, 25 juin 2021 ;
BA (Amadou, Bal), «Ousmane Sembène (1923-2007), centenaire d’un cinéaste sénégalais», Médiapart 5 janvier 2023 ;
BENOT (Yves), Les massacres coloniaux : 1944-1950, Paris, La Découverte, 1999, 224 pages ;
BILE (Serge), Noirs dans les camps nazis, Paris, Monaco, Serpent à plumes, éditions du Rocher, 2005, 157 pages ;
BOISBOISSEL (Yves, de), «Un siècle d’héroïsme au service de la France : le centenaire des Tirailleurs sénégalais», Revue des troupes coloniales, juin 1957, Vol 55, pages 22-25 ;
BOUCHE (Denise), «Le retour de l’AOF dans la lutte contre l’ennemi aux côtés des Alliés», Revue d’histoire de la Deuxième guerre mondiale, 1979, Vol 29, pages 41-68 ;
BORREL (Thomas), BOUKARI YABARA (Amzat), COLLOMBAT (Denis), DELTOMBE (Thomas), L’empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique, Paris, Seuil, 2021, 1008, pages ;
BOURLET (Mélanie), «Bakary Diallo, poète cosmopolitique», Belin, 2015, Vol 3, n°153-154, pages 31-42 ;
BOUVIER (Pierre), La longue marche des Tirailleurs sénégalais : de la Grande guerre aux indépendances, Paris, Belin, 2018, 257 pages ;
BRUGE (Roger), Les combattants de 18, Vol I, le sang versé, Paris, Fayard, 1982, 652 pages ;
BUTON (Philippe), MICHEL (Marc), sous la direction de, Combattants de l’Empire, les troupes coloniales dans la Grande guerre, Paris, Vendémiaire, 2018, 384 pages ;
CHAPOUTOT (Yohann), VIGREUX (Jean), sous la direction de, Les soldats noirs face au Reich : massacres de 1940, Paris, PUF, 2015, 184 pages ;
DESJARDINS (R), Avec les Tirailleurs sénégalais, par-delà l’Euphrate, Paris, Calmann-Lévy, 1925, 304 pages ;
DIALLO (Bakary), Force-Bonté, édition d’origine, Paris 1926, préface de Jean-Richard Bloch, et réédition, préface de Mohamadou Kane, Paris Dakar, NEA, 1985, 171 pages ;
DIOP (David), Frère d’âme, Paris, Seuil, 2018, 160 pages ;
ECHENBERG (Myron), Colonial Conscript. The Tirailleurs sénégalais in French West Africa, 1857-1960, London, James Curry, 1991, 234 pages ;
FARGETAS (Julien), Les Tirailleurs sénégalais : les soldats noirs entre légendes et réalités, 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012, 380 pages ;
FARGETTAS (A. S), «La révolte des Tirailleurs sénégalais de Tiaroye entre reconstructions mémorielles et histoire», Vingtième siècle, octobre-déembre 2006, n°92, pages 117-130 ;
GUEYE (M’Baye), «Le décembre 1944 à Thiaroye ou le massacre des Tirailleurs sénégalais, anciens prisonniers de guerre», Revue Sénégalaise d’Histoire, 1995, n°1, pages 3-23 ;
GUYON (Anthony), Les Tirailleurs sénégalais : de l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours, Paris, Perrin, Ministère des Armées, 2022, 380 pages ;
KANYA-FORSTNER (A. S), «Tirailleurs sénégalais», The Journal of African History, 1993, Vol 34, n°3, pages 511-513 ;
LESPES (René), Les troupes indigènes de l’Algérie au service de la France, Alger, Imprimerie Minerva, 1919, 64 pages ;
M’BAJUM (Samuel), Les combattants africains dit Tirailleurs sénégalais au secours de la France, 1857-1945, Paris, éditions Riveneuves, 2013, 524 pages ;
MABON (Armelle), «La tragédie de Thiaroye, symbole du déni d’égalité», Hommes et Migrations, 2002, n°1335, pages 86-95 ;
MABON (Armelle), «Le massacre des ex-prisonniers de guerre coloniaux le 1er décembre 1944, à Thiaroye», in Lorin Amaury et Taraud Christelle, Nouvelle histoire des colonisations européennes, (XIXème-XXème siècles), Paris, P.U.F, 2013, 244 pages, spéc pages 197-209 ;
MABON (Armelle), «Une singulière captivité des prisonniers de guerre coloniaux durant la Seconde guerre mondiale», French Colonial History, 2006, vol 7, pages 187-197 ;
MANGIN (Charles), La Force noire, Paris, Hachette, dédicace de Louis Archinard, 1910, 364 pages ;
MICHEL (Marc), «Bakary Diallo, berger peulh et soldat écrivain», France-Eurafrique, mars 1979, no 289, pages 37-39 ;
MOURRE (Martin), «La répression de Thiaroye, décrire les différents degrés de la violence coloniale», Les Temps Modernes, 2017, Vol 2-3, n°693-694, pages 87-110.
Paris, le 7 janvier 2023, par Amadou Bal BA – http://baamadou.over-blog.fr/