«Nazim HIKMET (1902-1963), poète errant, conteur et romancier turc, un historien du roman national turc, anticolonialiste, universaliste et internationaliste», par Amadou Bal BA –
«Que les hommes cessent d’être les esclaves des hommes, cet appel est le nôtre. Vivre comme un arbre, seul et libre, vivre en frères comme les arbres d’une forêt, cette attente est la nôtre», écrit Nazim HIKMET, l’un des noms les plus importants du monde de la poésie du XXe siècle. Poète majeur de la Turquie, ayant subi l’oppression, Nazim HIKMET a vécu l’essentiel de leur vie en prison ou en exil, soit 15 ans de prison entre 1925 et 1961, en raison de ses luttes politiques. Immobile, mais il est resté insoumis : «À Istanbul, dans la cour de la maison d’arrêt, après la pluie, alors que les nuages frissonnent dans la flaque d’eau sur le sol, assumant tout le courage, toute la lâcheté, toute la force, toute la faiblesse que je porte en moi, j’ai pensé à l’univers, à mon pays, j’ai pensé à toi», écrit, en février 1939. La contribution littéraire de Nazim HIKMET porte bien la trace profonde de sa vie, de ses luttes, mais aussi l’histoire de son pays. «Dans ce siècle de notre vie et de notre mort, on a pris l’habitude de hausser les épaules s’il est parlé de romantisme. Pourtant, tout ce qui a de la grandeur en ce temps-ci relève d’un romantisme. Différent sans doute du romantisme de théâtre auquel on pense le plus souvent pour ce mot. Nazim en est l’exemple majeur. De cette générosité sans borne de l’âme, de ce don magnifique de soi, de cette faculté d’enthousiasme qui fait l’ombre même flamber, à minuit chanter l’aube, qui transmue en or la paille, et l’homme en un perpétuel amoureux.», écrit Louis ARAGON. En 963, lors de son décès en exil à Moscou, célébré à travers le monde entier, les écrits de Nazim HIKMET étaient bannis en Turquie. La simple lecture ou possession de son ouvrage est un délit. Frondeur, grand rénovateur de la poésie contemporaine de son pays, un paria en Turquie, Nazim HIKMET, poète de l’errance, dans son humanisme, son lyrisme et ses passions, a toujours été habité par l’Espérance «Moi, un homme. Moi, Nazim Hikmet, poète turc. Moi, ferveurs des pieds à la tête, ne combat rien qu’espoir, moi», écrit-il. Poète de la douleur, de la souffrance, de la séparation, mais surtout de l’amour et de l’optimisme, il estime que «le plus beau des océans est celui qu’on n’a pas encore traversé». Luttant contre l’obscurantisme, les superstitions, l’hypocrisie et l’intolérance, Nazim HIKMET, anticlérical, a chanté ostensiblement le bien-vivre ensemble : «Il faut beaucoup d’amour pour pouvoir s’adonner à la poésie ou à la peinture», écrit-il.
Mehemed Nazim Ran HIKMET, issu d’un milieu multiculturel, petit-fils du Pacha d’Alep, a vu le jour, le 21 novembre 1902, à Salonique, en Grèce. Je suis né en 1902. Je ne suis jamais revenu dans ma ville natale. Je n’aime pas les retours. À l’âge de trois ans à Alep, je fis profession de petit-fils de pacha», écrit-il. Son père est Bey HIKMET (1876-1932), un fonctionnaire. Son grand-père paternel, Mehemet Nazim, un Pacha Deyarbakur, gouverneur dans différentes régions, notamment à Alep, en Syrie, où il a passé sa jeunesse, est un mystique du siècle des derviches tourneurs, qui l’a influencé. Sa mère est Célile HANIM (1880-1956), originaire de Thessalonique, mi-polonaise mi-allemande, fille d’un officier sorti de Saint-Cyr, première femme turque, peintre, émancipée et jouant du Beethoven, cultivée, amatrice de poésie et de peinture françaises. «Deux choses ne s’oublient qu’avec la mort : le visage de votre mère et celui de votre ville», écrit Nazim HIKMET. Le grand-père de sa mère, Mustafa Celaleddin Pacha, un ingénieur et turcologue polonais de son vrai nom, Konstantin BORZANSKI venu à Istanbul, s’est converti à l’islam. Par conséquent, Nazim HIKMET a des yeux bleus et des cheveux châtains. «Mes frères, en dépit de mes cheveux blonds, je suis asiatique. En dépit de mes yeux bleus, je suis Africain», écrit-il dans son universalisme et son altérité. Sa jeunesse coïncide avec le déclin de l’Empire ottoman. En effet, des troubles éclatent en 1908 avec la Révolution des Jeunes Turcs, le Sultan abdique en 1909. Le Parti socialiste ottoman est fondé en 1910, dans un contexte de guerres balkaniques et la Première guerre mondiale aboutie au démantèlement de l’Empire ottoman. À partir de 1907, sa famille étant de retour à Constantinople, Nazim étudie quelques années au lycée de Galatasaray puis devient cadet de la marine, il s’enfuit, en 1917, en Anatolie pour rejoindre la résistance. En raison de la brutalité de la répression, il abandonne la prosodie régulière, le sentimentalisme, et devient engagé «Nous n’avons plus de place dans le ventre pour la rose, pour le rossignol, pour l’âme, pour le clair de lune. Et pour le moment, nous nous moquons des affaires de cœur», écrit-il. En 1918, les parents du jeune Nazim divorcent, ce qui le marquera profondément.
I – Nazim HIKMET, poète moderne et historien du roman national turc
Poète et humaniste, il serait très réducteur de ramener Nazim HIKMET à ses idées de militant communiste. En effet, ni chef politique, ni idéologue, sa contribution littéraire est une puissante réécriture du roman national turc, où se mêlent histoire et poésie. En toile de fond de ses écrits, on retrouve une poétique de l’histoire. La notoriété du poète est inséparable de «son génie littéraire : à savoir, la présence continue, dans son œuvre de thèmes traditionnels du folklore et de la littérature populaire», écrit Nedim GURSEL. En effet, sa contribution littéraire s’inspire de toute une dramaturgie du vécu du peuple turc pendant la première moitié du XXème siècle, à savoir les deux guerres balkaniques, les Première et Seconde guerres mondiales, la guerre contre les Grecs et la guerre d’indépendance. Grand témoin de l’histoire, il l’assume : «Je ne suis pas un déserteur du reste, mon siècle ne me fait pas peur, mon siècle misérable, scandaleux, mon siècle courageux, grand et héroïque. Je n’ai jamais regretté d’être venu au monde. Je suis du XXème siècle, et j’en suis fier», écrit Nazim HIKMET. En particulier, grand héros de l’épopée, de l’histoire de son pays, par son une œuvre lyrique remarquable, en 1920 révolté par les conditions du démantèlement de l’Empire ottoman, de la collaboration de son pays avec l’Allemagne nazi et à l’empire austro-hongrois, et de son humiliation par les Occidentaux, Nazim HIKMET rejoint le mouvement de résistance. «À Tachkichla et ses environs, le sang ottoman, grec, arménien, israélite, bulgare, a coulé pour l’amour de la patrie, pour la liberté», écrit-il. En effet, il revendique son grand attachement à sa patrie : «Mon pays, mon pays, mon pays. Il ne me reste ici ni ma casquette ni mes souliers usés sur tous tes chemins», écrit HIKMET.
Il est antifasciste malgré des débats houleux avec l’ancienne génération d’écrivains, d’innombrables poursuites et emprisonnements, il s’insurge contre la montée des forces du Chaos ; ce qui lui des persécutions politiques. En effet, Nazim HIKMET participe notamment au grand meeting d’Istanbul contre l’occupation de son pays. En effet, l’Empire ottoman, à la suite du traité de Sèvres de 10 août 1920, perd les quatre cinquièmes de son territoire, notamment ses parties arabophones, la Syrie et le Liban placés sous mandat de la France, la Palestine, la Jordanie et l’Irak sous la tutelle britannique, la partie occidentale de l’Anatolie remise à la Grèce et la partie occidentale du Kurdistan devient autonome. «Je viens de l’Orient ! Je viens en hurlant la révolte de l’Orient !», écrit-il. En 1921, en raison de son engagement nationaliste, Nazim HIKMET rejoint Mustafa KEMAL (Voir mon article, Médiapart, 29 octobre 2023), son oncle, en Anatolie et découvre l’intérieur du pays, source de son inspiration à venir : «Les hommes avaient sur la tête le kalpak dans l’âme et la tristesse dans l’âme d’un espoir formidable», écrit-il. Animé d’un sentiment de révolte contre sa vie et la société, Nazim part étudier à Moscou de 1925 à 1928 ; il devient communiste. À cette époque, le parti communiste officiel de Mustafa SUPHI (1882-1921) ne lui a pas survécu, dissout, c’est une organisation clandestine. À Moscou, la «Ville blanche», il a rencontré des intellectuels russes, dont le poète et dramaturge, Vladimir MAIAKOVSKI (1893-1930). De retour en Turquie en 1925, il est condamné à plusieurs reprises pour ses opinions politiques. En effet, le 11 décembre 1936 il lui est infligé une peine de 28 ans et 4 mois de prison, avec dizaine d’autres personnalités accusées de propagande communiste, pour avoir acheté un livre interdit en Turquie.
Dès l’âge de 12 ans, Nazim HIKMET compose ainsi de nombreux poèmes syllabiques à teneur patriotique et sentimentale, mais il innove par la recherche d’un ton et une forme. Sa rénovation de la poésie turque a porté sur le mot, le rythme, avec la volonté d’adhérer aussi étroitement que possible à l’action. C’est au centre de cette incessante spirale que se situe la création du poète engagé. Féru de lecture de Jalal Din Al-RUMI (Voir mon article, Médiapart, 5 avril 2024) et d’Omar KAYYAM, pour Nazim HIKMET, la poésie est moins un acte de foi, mais davantage un engagement d’amour, de révolte contre l’injustice, un hymne à la liberté brisant toutes les servitudes. «Il faut pouvoir atteler les poèmes à la charrue du bœuf maigre», écrit-il dans le recueil «Il neige la nuit». Il recherche la communion, l’unité, l’harmonie. «Tout est un, la vague et la perle, la mer et la pierre, l’histoire entière du monde sommeille en chacun de nous», écrit-il. Nazim HIKMET a une conception panthéiste du monde «Dieu, c’est nos mains. Dieu, c’est nos cœurs et nos raisons Le Dieu qui existe partout dans la terre comme dans la pierre, dans le bronze, sur les toiles, sur l’acier et le plastique Compositeur des grandes harmonies de nombres et de mots», écrit-il.
Nazim HIKMET, armé du Coran et de la Bible, a entrepris l’écriture et la composition, entre 1941 et 1950, dans les prisons d’Istanbul, Çankırı et Bursa, d’un poème gigantesque auquel il donne provisoirement le beau titre de «Paysages humains», composé de 66 000 vers. «J’étais en prison. J’ai voulu tout d’abord composer une Encyclopédie des petites gens, que j’aurais intitulée Encyclopédie des hommes célèbres. C’est pourquoi vous retrouvez parfois un style de dictionnaire. J’étais tenté aussi par une Histoire du vingtième siècle, à travers la vie des hommes que j’avais connus, car je n’ai inventé aucun personnage. J’avais l’intention d’écrire un livre chaque année ! Une chose pareille n’est possible qu’en prison. La prison c’est un aquarium : on a un contact permanent très serré avec les autres poissons, et, aussi, avec sa mémoire», dit Nazim HIKMET. En effet, le poète découvre la misère et le conservatisme, fruit d’une longue aliénation, constate, avec horreur, les réalités de la famine et de la sécheresse et côtoie les paysans pauvres dans les dortoirs surpeuplés des maisons d’arrêt turques. C’est donc un livre qui a indubitablement une dimension patriotique, une poésie engagée, un hymne à la patrie, pour son indépendance et sa liberté. En effet, le paysan et soldat, entassé dans des trains, le vilain et le gueu, l’affamé, en raison du sort infâme qu’il subit est capable, un jour se révolter, et son insurrection sera une «jacquerie». Dans ce roman psychologique, Nazim HIKMET met en scène un crime, où les motifs de la culpabilité et du remords serviraient à dessiner le portrait d’un individu qui lit et médite en prison. Dans son esthétique poétique, Nazim HIKMET relate la tragédie du peuple, pour élaborer une poétique de l’histoire. Suivant Nedim GURSEL, «chez Nazim, des héros au pluriel remplacent le héros au singulier. L’archétype du paysan malmené et méprisé», écrit-il. Le poète met en scène, de nouveaux héros, les paysans et son pays, la Turquie. «Le Serpent-Noir, avant d’être le Serpent-Noir, était journalier dans les villages d’Antep. Il était malheureux peut-être, ou heureux, il vivait comme un rat des champs, et il était poltron comme un rat des champs. La bravoure, c’est affaire de cheval, d’arme et de terre. Il n’avait, lui, ni cheval, ni arme, ni terre. Et quand celui qui vivait comme un rat des champs et qui était poltron comme un rat des champs se leva bondit en avant, une terreur sacrée s’empara des gens d’Antep, ils se lancèrent à sa suite, ils vainquirent les giaours sur les collines, et celui qui, vivant comme un rat des champs, était poltron comme un rat des champs, ils le nommèrent le Serpent-Noir», écrit Nazim HIKMET, dans «Paysages humains». Le poète est habité par l’espérance que les vaincus deviendront les vainqueurs, que les paysans gagneront, un jour. «Quand Memet est plein d’espoir, l’insulter est dangereux, même s’il est seul. Insulter dix mille Memets sans espoir est encore plus dangereux», écrit-il.
Nazim HIKMET, résolument du côté des vaincus, réécrit l’histoire de la Turquie. «Nazim Hikmet poétise l’histoire, la rend accessible, concrète. Il promène le lecteur dans un espace imaginaire qui devient la scène de l’histoire, une scène où s’affrontent les forces sociales et politiques», écrit Nedim GURSEL, son biographe. Ainsi, dans l’épopée du Cheikh Bedreddin (1359-1420), le poète en narrateur relate la révolte d’un personnage de la fin du XIVème siècle, sa mise à mort, mais aussi son dortoir de prison au XXème siècle. Il y a donc une grande continuité, dans l’histoire, des luttes pour la justice. Le héros, Cheikh Bedreddin, dont la mère est chrétienne, en contact avec un Juif converti à l’Islam, est un porteur d’espoir. «Nazim a beau parler de l’histoire dans divers poèmes antérieurs, il s’agit là d’une histoire qui n’est pas présente concrètement. Or, l’épopée du Cheikh Bedreddin, quand il l’a dépeint l’Anatolie du XVème siècle, il s’efforce de saisir cette époque dans sa dynamique propre. Désormais, l’histoire n’est plus un vain mot. Nazim, pour la première fois, appréhende les masses qu’il appelle «Eux», écrit Nedim GURSEL. « Eux qui sont innombrables, courageux, poltrons, ignorants et sages. Eux qui font table rase et qui créent, notre livre ne se contentera que de leurs seules aventures», écrit Nazim HIKMET.
Finalement, le personnage de Cheikh Bedreddin fut un chef idéologique, inspirateur d’une révolte paysanne portant son nom. Il appela à plusieurs soulèvements à caractère religieux et à visée communautaire dans le but d’abolir la propriété privée et les discriminations religieuses. Nombreuses sont les émeutes à avoir été écrasées par l’armée ottomane, notamment en 1417. Exilé à Iznik, le Cheikh en tire une grande force «Exilé, je suis plongé dans un immense chagrin. Une détresse perpétuelle m’envahit. Le feu de mon cœur brûle avec plus d’ardeur. De jour en jour il devient plus intense, si bien qu’en dépit de sa force, mon cœur se consume même s’il était de fer», dit-il. Dans sa poésie inspirée du matérialisme historique, Nazim HIKMET glorifie la révolte des paysans d’Anatolie «Cette flamme qui est en mon cœur s’est rallumée, elle s’avive de jour en jour. Mon cœur se consume, serait-il de fer battu qu’il ne résisterait pas. Sans plus tarder, Il faut me manifester, appeler à la rébellion. Hommes de la terre, nous irons à la conquête de la terre. Et, réalisant la force de la science, et le mystère de l’Unité, nous abolirons les lois des nations et des religions», écrit Nazim HIKMET.
II – Nazim HIKMET, poète anticolonial et universaliste
Dans sa conception de la poésie, le verbe est action, l’action aboutit au verbe, sans coupure. Nazim HIKMET, un poète turc, profondément attaché à sa langue, à sa terre, aux siens, fut aussi le chantre du Tiers Monde. «Qui n’aime pas son propre pays et les travailleurs de son pays est incapable d’aimer le monde entier et les travailleurs de ce monde, et qui n’aime pas le monde et les travailleurs du monde entier est incapable d’aimer son pays et les travailleurs de son propre pays. Et qui ne sait pas aimer ne peut s’occuper de littérature ou de peinture ou d’architecture», écrivait déjà Nazim HAKIM dans «Cheik Bédreddine». Pour lui, point de contradiction entre le national et l’international, l’individuel et le collectif «Les racines de ma poésie se trouvent sous la terre de mon pays. Mais elle s’oriente par ses branches et ses nombreuses ramifications vers tous les pays du monde en essayant de recouvrir, du sud au nord, de l’est à l’ouest, les civilisations de l’humanité tout entière ayant vu le jour sur cette planète» écrit Nazim HIKMET. Il en appelle à la solidarité et à la fraternité «Vivre comme un arbre, seul et libre. Vivre en frères comme les arbres d’une forêt», écrit-il.
Poète national turc, Nazim HIKMET est universaliste «Les racines de ma poésie se trouvent sous la terre de mon pays. Mais elle s’oriente, par ses branches et ses nombreuses ramifications, vers tous les pays du monde», écrit-il. La poète d’amour a donc lutté pour l’émancipation de tous «Je suis parmi les hommes. J’aime les hommes. Tu es un être humain dans mon combat, je t’aime», écrit-il. Par conséquent, si le poète parle au singulier, c’est toujours au nom des multitudes. «Être captif, là n’est pas la question, Il s’agit de ne pas se rendre. Voilà !», écrit Nazim HIKMET, poète turc, un anticolonialiste radical. «Mes frères, couplés au bœuf décharné, nos poèmes doivent pouvoir labourer la terre, pénétrer jusqu’au genou dans les marais des rizières, poser toutes les questions, rassembler toutes les lumières. Telles des bornes kilométriques, nos poèmes doivent distinguer avant tout le monde l’ennemi qui approche, battre le tam-tam dans la jungle. Et jusqu’à ce qu’il ne reste plus sur terre un seul pays captif, un seul prisonnier, ni dans le ciel, un seul nuage atomisé, tout ce qu’ils possèdent, leur intelligence et leur pensée, toute leur vie, pour la grande liberté, nos poèmes», écrit-il aux «écrivains d’Asie et d’Afrique».
«Un étrange voyage» est un long poème d’amour en prose qui s’écrit dans l’Europe chaotique de l’après-guerre, menant Nâzim HIKMET jusqu’à Moscou et à Cuba en pleine crise de 1961, alors que les nouveaux partages politiques et utopiques redessinent sauvagement le monde. «Je suis né en 1902. Je ne suis jamais revenu dans ma ville natale. Je n’aime pas les retours. Il est des gens qui connaissent toutes les espèces d’herbes d’autres celles des poissons moi celles des séparations. J’ai dormi dans des prisons et de grands hôtels aussi. À trente ans on a voulu me pendre. À quarante-huit on a voulu me donner le Prix mondial de la Paix et on me l’a donné. Pour être bref camarades aujourd’hui à Berlin bien que crevant de tristesse je puis dire que j’ai vécu comme un homme mais ce qu’il me reste à vivre et ce qui peut m’arriver qui le sait ?», écrit, le 11 septembre 1961, à Berlin-Est. Sur les ruines de l’Histoire, de l’Europe, des révolutions, des guerres, le poème s’inscrit encore en nous, pour tenter de dire l’errance d’un exilé aux prises avec son siècle, avec sa vie.
«La vie est peut-être plus courte qu’il ne le faut, peut-être plus longue», écrit-il dans un poème à la prison de Bursa. Exilé en URSS en 1951, déchu de sa nationalité, Nazim HIKMET meurt à Moscou, le 3 juin 1963, d’une crise cardiaque, à l’âge de 61 ans. «Enterrez-moi en Anatolie, dans un cimetière de village et, si possible, un platane au-dessus de moi suffit», écrit-il. En fait, le poète a été enterré au cimetière de Novodievitchi, dans les faubourgs de Moscou, aux côtés de Gogol, Tchékhov et Maïakovski, son corps n’ayant jamais été, à ce jour, rapatrié en Turquie. Nazim HIKMET a été marié quatre fois, en 1925 avec Yelena Yurçenko dite Lena, en 1936 avec Hatice Piraye Ran (1906-1995), en 1948 avec Andac Munevver (1917-1998), une traductrice franco-turque et de 1960 à 1973 avec Vera Tulyakova (1932-2001). Les commémorations ont leur utilité, elles réveillent la curiosité et réparent les injustices. Nazim HIKMET, en dépit de ses souffrances, est resté un homme révolté, mais sans rancune : «Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai traversé d’un trait, comme une balle, les dix années de ma captivité. Et si on laisse de côté les douleurs que j’ai au foie, le cœur est toujours le même, la tête celle d’autrefois», écrit-il. Totalement investi dans ses combats, Nazim HIKMET n’a jamais rendu les armes.
La production poétique de Nazim HIKMET «le définit comme un fervent moderniste, mais, hâtivement classé dans la catégorie futuriste, il est surtout un novateur radical et un grand artisan de la langue. Qu’a-t-il apporté à la poésie turque ? Une mise à plat radicale de l’écriture poétique, servie par une très riche gamme expressive déployée au cœur même de son existence tragique. Toute la période d’incarcération débouche sur une production étonnante, sincère et claire comme les poèmes de Verlaine. Une production qui aura d’ailleurs une postérité importante, car il existe en Turquie une véritable école de poésie carcérale. Mais il faut également souligner ce fait : la reconnaissance internationale du poète, liée à son engagement exemplaire, voire symbolique, pour un pays ayant malmené sa gauche politique», écrit Timour MIHUDINE, dans la revue Europe, «Le siècle de Nazim Hikmet».
L’UNESCO, le 21 mars 2002, à l’occasion du centenaire de sa naissance, mais aussi de la journée mondiale de la poésie, a rendu hommage à Nazim HIKMET, avec ce poème : «Que c’est beau de penser à toi, d’écrire pour toi, de penser à toi couché sur le dos en prison : un mot que tu dis tel jour à tel endroit, pas le mot lui-même, mais l’univers qu’évoquait le timbre de ta voix. Que c’est beau de penser à toi, il faut que je sculpte pour toi dans le bois un coffret une bague, ou tisser trois mètres de soie très fine, et soudaine bondissant sur mes pieds courir me coller aux barreaux de la fenêtre vers le ciel du bleu laiteux de la liberté crier de toute ma voix ce que j’ai écrit pour toi. Que c’est beau de penser à toi : à travers les rumeurs de mort et de victoire, en prison, alors que j’ai passé la quarantaine», avait écrit, le 24 septembre 1945, Nazim HIKMET, un extrait du recueil, «Il neige dans la nuit». Son biographe et compatriote, Nedim GURSEL lui a aussi rendu hommage «La célébrité de Nazim Hikmet a très vite et très largement dépassé les frontières, de son pays et les nombreuses traductions ont eu un succès comparable à celui des originaux. Son audience internationale repose essentiellement sur les thèmes universels de sa poésie, portée par le souffle puissant de son inspiration de lutteur social, par la richesse de son verbe et l’éclat de son verbe», écrit son compatriote.
Références bibliographiques
I – Contributions de Nazim HIKMET
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HIKMET (Nazim), Anthologie poétique, préface de Philippe Soupault, Paris, Temps actuels, Saint-Amand-Montrond, Imprimerie SEPC, 1982, 371 pages ;
HIKMET (Nazim), C’est un dur métier que l’exil, anthologie de poésie, éditeur scientifique et préface de Charles Dobzynski, traduction de Güzin Dino, Montreuil, Le Temps des cerises, 2020, 231 pages ;
HIKMET (Nazim), Ceci est un rêve ; Ferhad et Sirin ; Ivan Ivanovitch a-t-il existé ? traductions de Noémie Cingoz et de Nicole Maupaix, préface de Michel Soudée, Paris, L’Espace d’un Instant, 2020, 320 pages ;
HIKMET (Nazim), De l’espoir à vous faire pleurer de rage : Lettres de prison à Kamal Tahir, traduction de Munuvver Andaç, préface d’Abidine Dino, Paris, Parangon, L’aventure, 2002, 411 pages ;
HIKMET (Nazim), En cette année 1951, traduction de Munuvver Andaç et Guzine Dino, Paris, François Maspéro, 1962, 150 pages ;
HIKMET (Nazim), Il neige dans la nuit et autres poèmes, Préface de Claude Roy, Choix et traduction du turc par Munevver Andaç et postface de Guzine Dino, suivi d’une évocation par Abidin, Paris, Gallimard, 1999, 422 pages ;
HIKMET (Nazim), La Joconde et Si-Ya-Ou, éditeur scientifique, Abidin Dino, Paris, Paragon, 2004, 73 pages ;
HIKMET (Nazim), Le nuage amoureux, contes turcs, image de Selçuk Demirel, traduit par Munevver Andac, Paris, Messidor-La Farandole, 1986, 56 pages ;
HIKMET (Nazim), Les paysages humains, traduction de Munuvver Andaç, illustrations d’Abidin Dino, Paris, Parangon, 2002, 363 pages ;
HIKMET (Nazim), Les romantiques : la vie est belle, mon vieux, traduction de Munuvver Andaç, préface d’Abidin Dino, Paris, Temps actuel, Messidor, 1982, 211 pages ;
HIKMET (Nazim), Lettres à Taranta-Babu. Roman poétique, traduction de Timour Muhidine, 1ère édition 1925, Paris, Emmanuelle Collas, 2019, 84 pages ;
HIKMET (Nazim), Life’s Good Brother : a Novel, traduction de Mutlu Konuk Blasing, New York, Persea Books, 2013, 191 pages ;
HIKMET (Nazim), Nostalgie, traduction de Munuvver Andaç, illustration d’Abidin Dino, Saint-Clément-La-Rivière, Fata Morgana, 1989, 52 pages ;
HIKMET (Nazim), Poems of Nazim Hikmet, traduction de Randy Blasing et Mutlu Konuk, New York, Persea Books, 1994, 242 pages ;
HIKMET (Nazim), Pourquoi Bernerdji s’est suicidé ?, traduction de Munevver Andaç, préface de Maxime Rodinson, Bruxelles, Aden, 2005, 110 pages ;
HIKMET (Nazim), Rubaiyat, traduction de Randy Blasing et Mutlu Konuk, Providence, RI, Copper Beech Press, 1985, 50 pages ;
HIKMET (Nazim), Things I did Know I Loved. Selected Poems from Nazim, traduction de Randy Blasing et Mutlu Konuk, New York, Persea Books, 1975, 86 pages ;
HIKMET (Nazim), Un étrange voyage : poèmes épiques, poèmes lyriques, traduction d’Andaç Munevver, préface de Dino Abidine, Paris, La Découverte, 1987, 372 pages ;
HIKMET (Nazim), Vivre comme un arbre, seul et libre, vivre en frères comme les arbres en forêt, Turgut Erhan, éditeur scientifique, traduction de Munuvver Andaç, illustrations d’Abidin Dino, Levallois-Perret, 2002, 335 pages.
II – Critiques de Nazim HIKMET
AQUIEN (Michèle), «Nazim Hikmet et l’épopée», in sous la direction de Véronique Schiltz, De Samarcande à Istanbul : étapes orientales, Paris, CNRS, 2015, spéc pages 347-359 ;
ARZIK (Nimet), Anthologie de la poésie turque : XIIIè – XXe siècle, Paris, Gallimard, 1968, 166 pages, spéc pages 135-138 ;
BAILLARGEON (Norman), Sève et Sang. Chants et poèmes de rêve d’espoir, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2007, 201 pages ;
BLASING (Mutlu, Konuk), Nazim Hikmet : The Life and Times of Turkey’s World Poet, New York, Persea Books, 2013, 294 pages ;
BOZDEMIR (Michel) MUHIDINE (Timur), Nazim Hikmet : héritage et modernité, Paris, éditions Pétra, 2010, 278 pages ;
DORA D’ISTRIA, La poésie des Ottomans, Paris, Maisonneuve, 1877, 208 pages ;
DUMONT (Paul) éditeur scientifique, Nazim Hikmet : 30 ans après (1963-1993), Paris, Anka, 1992, 239 pages ;
Europe, «Nazim Hikmet», Europe, novembre-décembre 1974, n°547-548, 246 pages ;
GOTSU (Saime) TIMMS (Edwards), Romantic Communist : The Life and Work of Nazim Hikmet, préface de Yvegeny Yevtshenko, Londres, C. Hurst and Cie Publishers, 2006, 398 pages ;
GURSEL (Nedim), «Nâzım Hikmet, poète moderne ou populaire ?», Cahiers d’études balkaniques, 1983, n°5, pages 135-154 ;
GURSEL (Nedim), Nazim Hikmet : le chant des hommes, préface de Louis Bazin, Tharaux (Gard, Occitanie), Empreinte du temps présent, 2022, 2ème éditions, 157 pages ;
GURSEL (Nedim), Nazim Hikmet et la littérature populaire turque, préface de Louis Bazin, Paris, Harmattan, 2000, 195 pages ;
HALMAN (Talat, S.), Rapture and Revolution. Essays on Turkish Literature, New York, Syracuse Press, 2007, 403 pages, spéc «Nazim Hikmet, Lirycist as Isconoclast», pages 329-338 ;
LEMESLE (Jean-Pierre), Les plus beaux poèmes de la paix, préface de Tadatoschi Akiba et de Iccoh Ito, maires et Hiroshima et de Nagasaki, Paris, Le Cherche Midi, 2005, 199 pages, spéc pages 65-66 ;
PIQUEMAL (Michel), Paroles amoureuses, images de Marcelino Truong, Paris, Albin Michel, 2002, 70 pages ;
TURGUT (Erhan) éditeur, Nazim Hikmet, biographie et poèmes, Paris, Turquoises, 2005, 335 pages, spéc Saime GOKDU et Edward TIMMS, «biographie», pages 30-89 ; Hasan GUREH, «Un tournant dans la poésie turque», pages 196-197, Jacques LACARRIERE, «Autour de cinq poèmes», pages 212-221, Mehmet H. DIGAN, «Le poète de son époque», pages.222-229, Charles DOBZYNSKI, «Une poétique de la limpidité», pages 230-233 et Güzin DINO, «Une poétique politique», pages 234-239 ;
VION-DURY (Juliette), BARATAUD (Marie-Alexandra), et autres sous la direction de, Permanence de la poésie épique au XXème siècle : Akhmatova, Hikmet, Neruda, Césaire, Paris, SEDES, 2010, 207 pages.
Paris, le 26 juillet 2024, par Amadou Bal BA –