«Maryse CONDE (1937-2024) : Prix Nobel de Littérature et la plus africaine des femmes de Lettres antillaises», par Amadou Bal BA –
J’ai appris avec regret que Maryse CONDE, la plus africaine des femmes de Lettres antillaises est morte le 2 avril 2024. Maryse CONDE a longtemps vécu en Afrique, notamment au Ghana, en Côte-d’Ivoire, en Guinée et au Sénégal, à Kaolack. Maryse CONDE a conservé le nom de son ex-mari guinéen, Mamadou CONDE, «sans devenir africaine» dit-elle dans la «Vie sans fard», en évoquant un certain mépris des Antillais devenus fonctionnaires en Afrique. «Au départ, il ne s’agissait pas du tout d’une quête identitaire, ni du sentiment de revenir en Afrique en tant que pays d’origine. À l’époque, j’avais lu Aimé Césaire, mais il restait pour moi un poète. J’admirais et j’aimais sa parole poétique, mais elle ne désignait pas pour moi un mode de vie qu’il aurait fallu suivre. J’aurais peut-être moins pensé à l’Afrique, s’il n’y avait pas eu ce drame personnel, dont je parle dans mon roman, avec cet Haïtien qui deviendra une grande figure de la résistance politique haïtienne. Ces événements personnels m’ont précipitée vers une prise de position qui était celle de fuir la France et les Antilles, afin de retourner vers l’Afrique, que je voyais comme un refuge à mes problèmes personnels, mais aussi comme une terre où il était possible pour moi de travailler, de retrouver une liberté, de favoriser une renaissance. Ces deux aspects se sont mêlés. Si j’affirmais que cela a représenté uniquement une quête identitaire, cela reviendrait à embellir le réel. Ce retour à l’Afrique en est effectivement devenu une, mais il a d’abord fallu un coup de semonce personnel pour y arriver», dit Maryse CONDE. Sa mère, institutrice, interdisait le créole, au profit du français, dans la maison familiale de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe. Ce n’est qu’à Paris, où la jeune Maryse, à 19 ans, élève au lycée Fénelon, réalise sa condition de colonisée et de noire. «Lorsque j’étais enfant, ou adolescente, mes parents ne m’avaient jamais parlé de l’Afrique. Lorsque je suis arrivée à Paris, j’ai retrouvé ma sœur, mariée à un médecin guinéen, autour de qui beaucoup de jeunes se réunissaient, pour parler du continent. Je me rappelle notamment l’un d’entre eux, Camille Adam, qui disait que dans vingt-cinq ans, l’Afrique serait indépendante. Nous savions que les choses allaient bouger, évoluer, mais nous n’imaginions pas que cela se ferait aussi vite. Il s’agissait d’un rêve assez lointain. La véritable prise de conscience n’est arrivée que plus tard, lorsque j’ai mis un pied, d’abord en Côte-d’Ivoire, puis en Guinée, au Ghana et au Sénégal», dit Maryse CONDE.
Écrivaine, enseignante, Présidente du Comité pour la Mémoire de l’esclavage, et journaliste les questions d’esclavage, de colonisation et des identités sont les thèmes majeurs de sa contribution littéraire, une œuvre magistrale qui décrit dans un langage précis, «les ravages du colonialisme et le chaos du postcolonialisme», dit l’Académie du Goncourt. Le prix Nobel de littérature «alternatif» a été attribué à Maryse CONDE, lors d’une cérémonie qui s’est tenue à Stockholm, en Suède, vendredi 12 octobre 2018. «Les Français n’ont jamais voulu entendre la voix de la Guadeloupe. Je suis heureuse qu’enfin, cette voix singulière soit reconnue. Je dédie ce prix Nobel à mon mari, ma famille, à la Guadeloupe et à tous ceux qui me lisent» a-t-elle déclaré. Depuis bien longtemps, je ne cesse de répéter que Maryse CONDE mériterait bien un prix Nobel de Littérature. Dans son testament, Alfred NOBEL (1833-1896) pose comme critère d’attribution de ce prix, le fait d’avoir «rendu service à l’humanité, permettant une amélioration ou un progrès considérable». Maryse CONDE, un pont entre les Antilles, la France et l’Afrique, a considérablement fait avancer l’esprit humain, et donc rendu un service considérable à l’humanité, au sens où l’entendait Alfred NOBEL. En effet, Maryse «résiste à l’univocité et présente au lecteur un certain degré d’aspérité : refus de s’aligner à un mouvement littéraire, recherche incessante de nouvelles formes narratives propres à révéler un aspect ignoré de notre rapport au monde et de l’adéquation de l’être à sa vérité intérieure», écrit Noëlle CARRUGGI. Drames et péripéties abondent dans sa contribution littéraire et mettent en valeur les proscrits ou les maudits, les grandes figures de l’histoire, la recherche d’identité des Noirs, l’altérité, les cultures de la diaspora africaine, ainsi que les thèmes de l’errance ou de l’exil et l’aspect subversif du voyage. «Toute l’histoire des Antilles se situe sous le signe de la dépendance. Le peuple antillais est le seul peuple qui n’ait pas choisi le lieu de résidence, mais à qui il a été imposé», dit-elle. Maryse CONDE a pratiqué le récit autobiographique, le roman policier, le fantastique, le roman d’amour et le roman historique, ainsi que la réécriture de classique de la littérature comme les «Hauts de Hurlevent», un amour fusionnel avec sa mère, le théâtre et la littérature de jeunesse. Si Aimé CESAIRE écrivait pour instruire le peuple, être la «bouche de ceux qui n’ont pas de bouche ; la voix de ceux qui n’ont pas de voix», Maryse CONDE a, quant à elle, pour ambition de rendre le monde compréhensible ; elle n’est pas une écrivaine engagée : «La littérature n’est pas un tract politique […]. C’est surtout une proposition qu’un individu fait aux autres. Il cherche, il se cherche et les autres cherchent avec lui. (…). J’écris pour moi-même. J’écris à propos de l’esclavage, de l’Afrique, de la condition des Noirs dans le monde parce que je veux ordonner mes pensées, comprendre le monde, être en paix avec moi-même. J’écris pour trouver des réponses aux questions que je me pose. L’écriture est pour moi une sorte de thérapie», dit-elle. Maryse CONDE est une auteure réaliste «écrire, c’est donner une version de la réalité». Ayant visité et vécu dans de nombreux pays, Maryse CONDE est en quête du voyageur intérieur, de l’adéquation du sujet à lui-même. «Pour beaucoup d’écrivains, voyager n’est pas indispensable, écrire est un voyage intérieur. Moi, j’ai toujours voulu rencontrer les autres, communiquer, avec les gens les plus lointains. C’est une tendance qui m’est particulière», dit-elle. Maryse CONDE n’arrive pas à expliquer, rationnellement, sa vocation littéraire ; témoin de divers événements exceptionnels, elle s’est rendu compte que sa vie était incroyable : «Je suis devenue un écrivain, on ne sait pas trop pourquoi. Ce fut une série de surprises, d’allées venues, de retours en arrière. Je ne peux pas définir pourquoi et comment ma vocation d’écrivain est née. Quand je vivais ces événements, je ne me rendais pas compte que ma vie était incroyable. J’ai appris à réfléchir sur le monde autour de moi, à devenir philosophe, cela fut plus l’origine de ma vocation», dit-elle.
Parmi les écrivains de la Caraïbe francophone, Maryse CONDE se distingue par son côté fondamentalement rebelle, provocateur et contestataire. Diva à sa manière, autoritaire, emmerdeuse, désagréable, chialeuse, caractérielle, Maryse CONDE suscite parfois l’agacement. «Pour moi, le mot rebelle désigne simplement quelqu’un qui veut être entendu selon ses propres termes, qui ne répète pas les mots à la mode, les mots approuvés, les mots appréciés, quelqu’un qui veut être soi-même» dit-elle. Son refus de se rallier aux diktats des mouvements littéraires et à toute idéologie est manifeste dans son œuvre qui se place tout entière sous le signe du défi. En effet, Maryse CONDE est une voie singulière dans le paysage littéraire. Refusant l’assimilation et le particularisme, Maryse CONDE a dénoncé la futilité des idéologies et leur cloisonnement artificiel. «On est n’est pas libre lorsqu’on commence à écrire. J’étais si influencée par Césaire que je me trouvai dans une prison. Il m’a fallu des années pour me débarrasser de cela», dit-elle. Aussi, Maryse CONDE admire Aimé CESAIRE qui est arrivé comme une sorte «de soleil dans l’univers», elle s’est émancipée de son pouvoir tutélaire. «Pour moi, écrire, c’était au début appliquer la formule de Césaire, «Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont pas de voix». J’avais des choses à dire pour ma collectivité, c’est un projet ambitieux et un peu arrogant. Je me suis mise à parler pour moi. Je me suis sentie libérée jusqu’à tourner en dérision des choses considérées comme sacrées » dit-elle. Ainsi donc Maryse n’est plus l’héritière de CESAIRE, mais reste une sœur de Frantz FANON «Aujourd’hui, si je continue d’admirer Césaire, je suis plutôt une héritière de Fanon. Chez Césaire, il y a une bonté, une ouverture, une tolérance que l’on ne trouve pas chez Fanon. Ce dernier est plus âpre, plus agressif et je me sens plus proche de sa pensée», dit-elle.
Écrivaine atypique Maryse CONDE ne veut pas se laisser enfermer dans des carcans, et garde une prudente réserve vis-à-vis des écrivains dits de la créolité. «Tous les écrivains antillais, qu’ils écrivent en français ou en créole, sont des écrivains de la créolité. On a tort de restreindre le terme à ceux qui ont écrit un manifeste. Un écrivain puise dans tout le matériau linguistique pour s’exprimer. Je n’écris pas en français, pas en créole, j’écris en Maryse Condé». Elle rejette le concept de race : «Au début, je voulais savoir qui j’étais. J’accordais une importance essentielle à la race. C’est une première période dont le symbole est Ségou», et veut que ses œuvres soient révolutionnaires, c’est-à-dire parler d’un «Je» qui soit «Nous» : «Au fur et à mesure, j’ai compris que le «nous» n’existe pas. Que le «je» existe, avec une expérience personnelle, une histoire personnelle, un parcours personnel. Finalement, je suis arrivée à une forme d’individualisme résigné», dit-elle. Le succès considérable du cycle de Ségou ne l’a pas empêchée de se détourner rapidement du sillon tout tracé qui s’offrait à elle : «Malgré l’amour que je porte à l’Afrique, je ne suis pas africaine. Je suis revenue à une inspiration plus collée à l’histoire et à la sociologie des Antilles. Mais je suis une Guadeloupéenne qui vit à New York, ne parle pas créole et n’aime pas le zouk». Sa place dans la littérature française ne va pas non plus de soi. «La France est toujours le pays contre lequel je me définis. Je n’arrive pas à me débarrasser de ce complexe un peu bête, un peu aveugle. Quand j’étais en classe, la littérature française était celle contre laquelle on réagissait, on voulait se défendre d’une admiration excessive».
Maryse CONDE est née BOUCOLON, le 11 février 1937 à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). Sa mère, Jeanne QUIDAL, était l’une des premières institutrices noires de sa génération, son père, Auguste BOUCOLON, a fondé, en 1955, ce qui deviendra la Banque antillaise. Très jeune, Maryse s’intéresse à la littérature. Elle est la cadette d’une famille de huit enfants, 4 garçons et 4 filles, «Dernière-née de cette large fratrie, j’étais particulièrement choyée» dit-elle. Sa mère se louait chez des Blancs-pays, de leur vrai nom les Wachter, et elle avait très tôt connu son lot de honte et d’humiliation. «Jeanne Quidal, ma mère, était la fille bâtarde d’une mulâtresse illettrée qui ne sut jamais parler le français» dit-elle. Sa mère était institutrice et son père fondateur d’une petite banque locale La Caisse coopérative des prêts. «Auguste Boucolon, mon père, bâtard lui aussi, s’était retrouvé orphelin, quand sa pauvre mère avait péri brûlée vive dans l’incendie de sa case» dit-elle. Une fois mariés, Jeanne et Auguste furent le premier couple de Noirs à posséder une voiture, une Citroën C4, à se faire bâtir à la Pointe une maison de deux étages, à passer leurs vacances dans leur «maison de changement d’air». «Si mon père ne s’intéressait pas du tout à moi, ma mère m’enveloppait d’une affection tatillonne et exigeante qu’elle ne portait à aucun de mes sept frères et sœurs», écrit Maryse CONDE. Ses parents, «embryon de bourgeoisie noire», auxquels Maryse CONDE reproche leur admiration pour la France, leur silence sur l’esclavage. Elle leur rend aussi un hommage, et reconnaît la force qu’ils lui ont transmise et qui l’habite encore : «Ils n’étaient pas aliénés, ils étaient très fiers d’eux, très contents d’eux-mêmes et je crois qu’ils nous ont inculqué un sentiment de fierté qui dure en moi jusqu’à aujourd’hui. J’ai toujours pensé que j’étais l’une des femmes les plus intelligentes du monde, une des femmes les plus belles du monde, je n’ai jamais eu ce complexe d’infériorité dont parlent beaucoup de gens» écrit Maryse CONDE.
Maryse CONDE a quitté sa famille, en 1953, pour poursuivre ses études à Paris au Lycée Fénélon. Elle étudie les Lettres Classiques à la Sorbonne et obtient une licence de Lettres modernes. «Tout le monde s’accordait à dire que mon avenir serait exceptionnel et je le croyais volontiers. À 16 ans, quand je partis commencer mes études supérieures à Paris, j’ignorais le créole», écrit-elle. Pour Maryse CONDE, se rendre en France métropolitaine était une promesse de libération, une possibilité et un espoir d’épanouissement ; elle vivait dans un monde fermé, étroit, colonial : «Je trouvais les hommes martiniquais légers, superficiels, un peu snobs, porteurs de tous les préjugés qu’avaient les hommes de couleur autrefois. Tout cela ne me plaisait pas du tout, et je dois dire que je suis parti pour la France avec délectation. En mon for intérieur, je me disais : «Ils me foutront la paix. Là-bas, je serai libre, je lirai ce que je voudrai» dit-elle. Maryse CONDE allait vivre sa première passion amoureuse avec un journaliste haïtien, Jean DOMINIQUE (1930-2000), qui sera assassiné sous Jean-Bertrand ARISTIDE. Maryse tombe enceinte de Denis qui sera né le 13 mars 1956, le jour où elle devait passer le concours d’entrée à l’école normale supérieure. Jean DOMINIQUE l’abandonne et repart en Haïti sous prétexte, de combattre le dictateur François DUVALIER «Jean Dominique s’envola et ne m’adressa pas même une carte postale. Je restai seule à Paris, ne parvenant pas à croire qu’un homme m’avait abandonnée avec un ventre. C’était impensable. Je refusais d’accepter la seule explication possible : ma couleur. Mulâtre, Jean Dominique m’avait traitée avec le mépris et l’inconscience de ceux qui stupidement s’érigeaient alors en caste privilégiée», dit-elle. Maryse CONDE, démunie, seule, dépressive, tuberculeuse et ayant appris la mort de sa mère, elle confie son enfant à l’assistance publique. «Je suis sortie de cette épreuve à jamais écorchée vive, ne possédant guère de confiance dans le sort, redoutant à chaque instant les coups sournois du destin», dit-elle. C’est Jean DOMINIQUE qui réveille en elle la conscience d’être noire «Il m’avait éclairée, me révélant la geste des «Africains chamarrés» ; il m’avait initiée à l’extraordinaire richesse d’une terre que j’ignorais», dit-elle. Maryse CONDE avait deux sœurs à Paris : Ena, l’épouse du poète antillais Guy TIROLIEN, son mentor, (voir mon post), mais qui trompait son mari avec les Allemands pendant la guerre et Gillette, une assistante sociale, mariée à un étudiant en médecine guinéen, qui vivait à Saint-Denis.
En août 1958, Maryse CONDE se marie, à la mairie du XVIIIème arrondissement, avec un Guinéen, Mamadou CONDE, un comédien rencontré à la Maison des étudiants d’Afrique de l’Ouest, boulevard Poniatowski, à Paris. «Je n’ai jamais vu Condé jouer dans Les Nègres. Lorsque j’étais avec lui à Paris, il ne se produisait que dans d’obscures salles de théâtre où, ainsi qu’il le disait moqueusement, il faisait de la «nègrerie» écrit-elle. «Condé était un personnage assez complexe, doté d’une gouaille que je trouvais souvent commune, presque vulgaire, mais qui était efficace. Je tentai vainement de le façonner à mon goût. Il repoussait mes diverses tentatives avec une détermination qui témoignait de sa liberté d’esprit» ajoute-t-elle. Maryse CONDE affirme que son mari était alcoolique et d’un niveau faible d’éducation «Condé possédait tout juste le certificat d’études primaires. Son père étant mort alors qu’il était très jeune, il avait été élevé à Siguiri par une pauvresse de mère qui vendait de la pacotille sur les marchés. Il devait découvrir que ce métier de comédien qu’il avait choisi, sans vocation véritable, pour quitter la Guinée et se parer du beau nom «d’étudiant», ne l’auréolait d’aucun prestige. Ne bénéficiant d’aucun appui dans la société, ses ambitions «d’être quelqu’un», dit-elle. Pourquoi donc Maryse CONDE s’est-elle mariée à Mamadou CONDE, dont elle a conservé le nom ?
En fait, Maryse CONDE était mère célibataire et a dû affronter le regard des autres. Evoquant son mariage, Maryse CONDE était à la recherche d’une certaine respectabilité. «D’une certaine manière, j’avais obtenu ce que je voulais. Je m’appelais Madame et je portais une alliance à l’annulaire de la main gauche. Ce mariage avait «relevé ma honte». Jean Dominique m’avait insufflé la peur et la méfiance des hommes antillais». En effet, son premier amour avec un journaliste haïtien a été un échec. «Ce qui me paraît incroyable, c’est que je ne lui révélai jamais l’existence de Denis. Je ne fus même pas tentée de l’avouer, car je savais que cette révélation rendrait tout projet de mariage impossible. Cette époque-là ne ressemblait nullement à celle que nous vivons aujourd’hui. Si la virginité chez une femme n’était plus tout à fait de rigueur, la libération sexuelle était loin de s’amorcer», dit-elle. «Je suis allée en Afrique chercher une terre où être une autre femme, celle que je n’avais pas pu être à Paris. Je souhaitais retrouver une autre forme de culture et renaître, redevenir moi» dit-elle. «C’est en Guinée, je me suis sentie le mieux. Les gens y étaient malheureux, il n’y avait rien à manger, ils n’avaient pas de quoi habiller leurs enfants ni les envoyer à l’école, mais il y avait une sorte d’humanité profonde malgré tout qui faisait que j’aimais ce pays. Il était riche culturellement; du point de vue de la musique, de la danse, aussi. Sans me sentir chez moi, j’ai beaucoup aimé la Guinée. CONDE (son mari) m’a aidé à connaître son monde culturel» précise Maryse CONDE. «Depuis la mort de ma mère, mon père, qui ne m’avait jamais beaucoup aimée, se désintéressait complètement de moi et ne m’envoyait plus d’argent», dit-elle et ses sœurs ne l’avait pas soutenue. Aussi, Maryse CONDE a affronté des conditions de vie difficiles à Paris. Elle résidait dans le 17ème arrondissement, une chambre de bonne avec toilettes sur le palier et les retards de loyers s’accumulaient. En 1960, Maryse CONDE décide alors de se rendre en Côte-d’Ivoire, dans le cadre de la coopération, pour faire de l’enseignement.
Diplômée d’un doctorat en Littérature comparée en 1975, à la Sorbonne Nouvelle, sur le thème «Stéréotype du Noir dans la littérature antillaise», Maryse CONDE enseigne dans diverses universités, notamment la littérature francophone dans différentes universités parisiennes. Maryse CONDE entame à partir de 1976 sa carrière littéraire, et publie deux romans inspirés de ses expériences en Afrique, «Hérémakhonon» en 1976 et «Une saison à Rihata», en 1981. Son troisième roman, «Ségou», est un ouvrage en deux volumes («Les Murailles de terre», en 1984, et «La Terre en miettes», en 1985) qui franchit «les barrières inaccessibles jusqu’alors aux auteurs caribéens ou africains du succès commercial», selon les termes de la revue «Notre librairie. Traduit en douze langues, «Ségou» clôt le cycle de son œuvre consacrée à l’Afrique.
Maryse CONDE se remarie en 1982 à Richard PHILCOX, un citoyen britannique blanc, traducteur de la plupart de ses romans «Nous nous sommes rencontrés bien avant la carrière d’écrivain de Maryse, donc ma traduction de son roman «Heremakhonon» était plutôt un labeur d’amour. J’ai rencontré la femme bien avant d’avoir rencontré l’écrivain. Étant de langue anglaise, il était normal que je souhaite que son œuvre atteigne un public anglophone» dit Richard PHILCOX, et il ajoute «Le fait d’être à côté de Maryse dans tous ces lieux qui l’ont inspirée m’aide énormément à trouver le «souffle juste» comme vous dites. Traduire, c’est comprendre, et comprendre la culture antillaise, américaine, française, anglaise, africaine, etc., grâce à nos voyages est essentiel. J’ai appris les vertus de l’empathie, j’ai changé de couleur, j’ai changé de sexe, traversé les frontières et les cultures. (..)La culture antillaise est une culture de résistance. Elle résiste à la langue française, elle résiste à la colonisation française. Les textes de Maryse Condé font de même». Maryse CONDE a rencontré Richard PHILCOX, en 1969, à Kaolack, dans Sine-Saloum, au Sénégal, un homme qui «allait changer [sa] vie», et grâce à qui elle commencerait sa carrière d’écrivain, à l’âge de 42 ans. En 1985, Maryse CONDE obtient une bourse Fulbright pour enseigner aux États-Unis et séjourne pendant un an à Los Angeles et fonde, en 1995, le Centre des études françaises et francophones de l’université de Columbia New York. «New York au contraire de ce que j’avais vu précédemment en Amérique m’est apparue comme une ville de liberté ou il était désormais possible d’être ce que l’on voulait être, où personne ne cherchait à s’imposer, à imposer une forme de culture», dit-elle. «Quand j’écris, j’ai envie d’arriver à la même efficacité que le langage cinématographique américain, si percutant, de sortir des détails laborieux, d’être efficace», ajoute-t-elle.
En 1986, après un bref retour en Guadeloupe, elle s’établit aux États-Unis. Première femme à recevoir, notamment, le prix Puterbaugh en 1993, de nombreux autres prix lui ont été décernés : Grand prix littéraire de la femme en 1986, le prix de l’Académie française en 1988, le prix Carbet de la Caraïbe en 1998 et le prix Marguerite Yourcenar en 1999. Maryse CONDE a été promue Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres en janvier 2001. De 2004 à 2008, elle préside le Comité pour la Mémoire de l’Esclavage, créé en janvier 2004 pour l’application de la loi TAUBIRA qui a reconnu en 2001 l’esclavage et les traites négrières comme crimes contre l’humanité.
I – Maryse CONDE une vision sombre de l’Afrique
Les parents de Maryse CONDE avaient l’impression que c’était la France qu’ils les avaient sortis de la sauvagerie et de la barbarie africaines. «Mes parents ne m’avaient jamais parlé d’esclavage et d’Afrique. C’est pourquoi j’ai voulu en être la première présidente. Pour rattraper un manque, pour corriger un vide. Mais je ne sais pas si j’étais la meilleure personne pour ce rôle. Je pense qu’il fallait peut-être plus de force, de foi, de solidité que je n’en ai eu. J’étais un peu trop occupée à apprendre, à comprendre, à tolérer. Je fais mon autocritique» dit-elle. En raison de ce long séjour en Afrique, à une époque cruciale, l’Afrique est présente dans la contribution de Maryse CONDE. Elle évoque notamment, dans son roman, «La vie sans fards» et dans de nombreuses interviews, son expérience africaine. En effet, Maryse CONDE a séjourné 13 ans en Afrique de 1960 à 1973, en Côte-d’Ivoire, en Guinée, au Ghana, au Sénégal et au Mali.
A – Maryse Condé et son Afrique fantasmée
Maryse CONDE part, avec son mari, pour la Guinée, le seul pays d’Afrique qui ait répondu non au référendum de 1958 sur la communauté du général de Gaulle. Sa sœur était mariée à un médecin guinéen, mais elle avait une image floue de l’Afrique avant d’y venir. «J’aurais peut-être moins pensé à l’Afrique, s’il n’y avait pas eu ce drame personnel, dont je parle dans mon roman, avec cet Haïtien qui deviendra une grande figure de la résistance politique haïtienne. Ces événements personnels m’ont précipitée vers une prise de position qui était celle de fuir la France et les Antilles, afin de retourner vers l’Afrique, que je voyais comme un refuge à mes problèmes personnels, mais aussi comme une terre où il était possible pour moi de travailler, de retrouver une liberté, de favoriser une renaissance. Ces deux aspects se sont mêlés. Si j’affirmais que cela a représenté uniquement une quête identitaire, cela reviendrait à embellir le réel» précise-t-elle. Maryse CONDE donne un précieux témoignage sur les trois premières années d’indépendance de la Guinée. «J’ai beaucoup écrit contre l’Afrique, j’ai beaucoup dit que ce continent n’était pas ce dont j’avais rêvé, que Sékou Touré, par exemple, était un vulgaire dictateur qui opprimait son peuple», dit Maryse CONDE. C’est en Guinée qu’elle commence à lire, sérieusement, Frantz FANON et Aimé CESAIRE. Accoucher dans un hôpital guinéen est par exemple un véritable cauchemar de saleté, de laisser-faire et de promiscuité.
Maryse CONDE décide donc de s’installer au Ghana voisin, plus libre et plus aisé. Mais les postes qu’on lui octroie dépendent terriblement des faveurs sexuelles qu’elle offre ou laisse prendre et surtout, du point de vue des idées et des nourritures spirituelles, le Ghana anglophone ne la convainc pas. Jusqu’à ce qu’elle tombe à nouveau amoureuse. Mais le jeune avocat sorti d’Oxford qui s’éprend d’elle n’accepte pas ses quatre enfants. Et bientôt, un coup d’Etat la renvoie hors des frontières du pays, car suspectée d’être une espionne de Guinée. Elle passe un an en Angleterre, avant de retourner auprès de son amoureux ghanéen, puis elle se trouve un autre emploi au Sénégal.
Maryse CONDE s’exile, ensuite, pour la Côte-d’Ivoire et enseigne pendant une année à Bingerville, un district autonome d’Abidjan. En 1962, elle rejoint son mari en Guinée où elle affronte les problèmes inhérents aux États nouvellement indépendants. Deux ans plus tard, après son divorce, elle continue de séjourner en Afrique, notamment au Ghana et au Sénégal avec ses quatre enfants. «Si je n’avais pas vécu en Guinée, en Côte-d’Ivoire, au Sénégal ou au Ghana, je ne serais pas devenue Maryse Condé. Sans compter que l’Afrique m’a donné une chose précieuse : la fierté d’être noire. (…) Au cours de mon existence, j’ai rencontré des problèmes que je ne pouvais résoudre qu’en ayant conscience de mes racines africaines» dit Maryse CONDE. Maryse CONDE regrette, durant son séjour sur le continent noir, de n’avoir pas appris les langues africaines «Cela prouve que j’ai été intolérante, prétentieuse ou arrogante. Je suis désormais très fière que mes enfants parlent toutes sortes de dialectes africains», dit-elle.
Maryse CONDE rejette également le militantisme noir et l’afrocentrisme ; son expérience en Guinée l’a immunisée contre certains slogans creux comme ceux du dictateur Sékou TOURE. «Le passé ne sert à rien, quand il a pour nom malnutrition, dictatures, bourgeoisies corrompues» dit-elle. Maryse CONDE fustige le retour sur l’obsession de la couleur, et recommande la prise de distance par rapport à un militantisme «un peu étriqué, manichéen». Le vrai courage c’est la lucidité de savoir qu’un : «oppresseur peut-être blanc, un opprimé peut être blanc et la couleur ne signifie pas grand-chose […]. Il y aura d’autres clivages entre les hommes […], mais la couleur va devenir un épiphénomène». Comment ne pas être attentif à la contestation de la démocratie comme le régime le mieux adapté à un pays «où l’analphabétisme prévaut et où la majorité de la population a été soumise au féodalisme colonial et à de nombreuses dictatures». Peut-on garder foi en l’Afrique avec tous ses désastres : guerres civiles, luttes, maladies, destructions de peuples entiers ?
Cependant, Maryse CONDE reste optimiste pour l’Afrique «Je connais tous les malheurs qui sont arrivés. Je ne les nie pas, je suis extrêmement lucide, mais je refuse de désespérer parce que désespérer, c’est refuser la vie. Il faut garder la foi». Pour Maryse CONDE les gens se sont mépris, critiquant la vision qu’elle donnait de l’Afrique dans ses écrits. «Adresser des reproches à des gouvernements ne signifie pas que vous rejetez le peuple. J’ai adoré la Guinée, qui s’est soumise à la dictature de Sékou Touré, violente et terrible. Le mari de ma sœur fut emprisonné pour un complot imaginaire et mourut en détention dans une prison de la Guinée. Moi-même je fus emprisonnée et expulsée du Ghana car j’avais le malheur de posséder un passeport de la Guinée, pays où s’était réfugié Kwame N’Krumah», précise Maryse CONDE.
L’évocation du poète Guy TIROLIEN, son mentor, ami proche et interlocuteur respecté au-delà des désaccords, invite à la réconciliation avec cette Afrique, qui a déçu et l’attente trop forte de l’écrivain : «Il faut l’aimer, c’est comme une mère qui a beaucoup souffert, qui est devenue un peu laide, un peu aigrie, un peu méchante. Mais à force d’amour, nous allons gagner, nous allons la rendre à nouveau belle et jeune». Maryse CONDE reprend à son compte un slogan de Marcus GARVEY «J’aimerais apprendre à l’homme noir comment trouver la beauté en lui-même».
B – Maryse Condé et son roman Ségou : le succès littéraire
Maryse CONDE est passionnée par les romans historiques. «Au départ, je voulais être historienne, étudier l’histoire. On n’est pas un être humain à part entière si on ne la connaît pas. Je crois que, si on accepte les mensonges, les mythes fabriqués dans le monde, surtout par la domination, on n’arrive pas à être libre dans sa tête. Que mes romans traduisent ce souci est donc normal» dit-elle. Maryse CONDE affirme que le roman antillais est une symbiose entre «un héritage africain qu’il tente d’assumer et les habitudes de pensées et d’écriture que l’Europe lui a léguées».
Le succès littéraire viendra de l’Afrique avec le roman historique Ségou, produit de 10 années de recherches. C’était initialement une thèse qui a été rejetée, les enseignants estimant que les sources orales n’étaient pas fiables. Maryse CONDE a contourné la difficulté en faisant de ses recherches un roman «Voilà que cette histoire des origines qui ne reposait que sur le dire, la parole des uns et des autres, rentrait dans la réalité. Elle n’attendait plus que la main d’un scribe pour lui donner la pesanteur de la vérité», écrit Maryse CONDE. «Ségou» est né, spontanément, de ce savoir profond et de ces dons. «Pour écrire Ségou, il fallait que je me débarrasse de cette attitude cartésienne que l’on m’a inculquée à l’école, et que je me mette dans la peau d’une femme appartenant à une société traditionnelle; une femme pour qui les féticheurs ne mentent jamais, une femme qui croit à la réincarnation, à l’esprit des ancêtres». Ségou, c’était, à la fin du XVIIIème siècle, entre Bamako et Tombouctou, dans l’actuel Mali, un royaume florissant qui tirait sa puissance de la guerre. À Ségou, on est animiste ; or, dans le même temps, une religion conquérante se répand dans les pays du Niger : l’Islam, qui séduit les esprits et se les attache. De ce choc historique naîtront les malheurs de Ségou et les déchirements de la famille de Dousika Traoré, noble bambara proche du pouvoir royal. Ses quatre fils auront des destins opposés et souvent terribles, en ce temps où se développent, d’un côté, la guerre sainte et, de l’autre, la traite des Noirs. Ainsi, acteurs et victimes de l’histoire, il y a les hommes. Mais, plus profondément, il y a les femmes, libres ou esclaves, toujours fières et passionnées, qui, mieux que leurs époux et maîtres, connaissent les chemins de la vie.
«Ségou» n’est pas seulement une ode à la grandeur de l’Afrique, c’est aussi une réflexion personnelle et subjective sur les causes du déclin de l’Afrique : «nous nous trouvons si déçus, si blessés de la situation du peuple africain alors qu’il y a quelques siècles l’Afrique était belle, grande et puissante. Le regard que je portai sur l’Afrique était le regard d’une étrangère, regardant le continent qu’elle aime, peut-être, mais qui n’est pas le sien».
Maryse CONDE revient sur l’Afrique à travers son roman historique «les derniers des rois mages». On vénère, langoureusement, un ancêtre, Béhanzin, un roi africain déchu, banni de son royaume, puis exilé en Martinique. Il était roi à Abomey, au Bénin, avant l’arrivée des colons. Une histoire allégorique qui divise la descendance antillaise de ce Roi.
C – Maryse Condé une défiance à la Négritude de Senghor
Pendant son enfance en Guadeloupe, Maryse CONDE vivait dans un monde aliéné et ses parents ne lui ont pas ouvert les yeux «Les enseignants étaient français. Les prêtres, lorsque nous allions à la messe en famille, étaient blancs. Nous vivions dans cet environnement et cela me semblait normal. (…) Puis je suis allée en France et j’ai découvert que je n’étais pas noire par hasard. Une différence profonde existait entre moi et les gens dont la couleur était blanche. Il fallait que j’aille en Afrique pour découvrir la signification et l’importance de cette différence» dit Maryse CONDE. Dans ses discussions avec les étudiants africains à Paris, Maryse CONDE remarque que les Antillais étaient considérés comme des aliénés par les Africains, qui les jugeaient à la fois trop mâtinés de culture occidentale et trop arrogants, et les Antillais se disaient que les Africains n’étaient pas aussi instruits qu’eux. Les Antillais croyaient importer une civilisation, et notamment la civilisation française. Sans le savoir, ils devenaient des agents d’une forme de néo-colonialisme. Si cela est vrai dans les pays qui n’ont pas fondamentalement rompu avec la France, en revanche, dans des pays comme la Guinée, les Antillais qui s’y rendent sont marxistes, communistes, ils veulent lutter contre l’oppression coloniale. En fonction de la situation de chaque pays, le malentendu entre Africains et Antillais s’installe. «Au début, j’ai cru qu’une origine et une histoire communes unissaient tous les Noirs que nous formions un seul peuple, divisé par le fléau de l’esclavage» dit-elle. En fait, pour elle, la race n’est pas le facteur essentiel. C’est la culture est primordiale. «Je suis différente des Africains, je suis Antillaise» dit-elle. En effet, Maryse CONDE ne se considère pas comme une écrivaine engagée «Je crois que la littérature n’est pas le lieu privilégié de l’engagement. On peut écrire pour témoigner, pour se libérer d’une angoisse que l’on a portée et montrer que l’on est arrivé à la dominer, mais la littérature n’est pas un médium de combat». Maryse CONDE veux mesurer comment, en tant qu’Antillaise, elle est perçue en Afrique ou aux États-Unis. Elle veut voir aussi comment on n’arrive pas à se servir de la couleur de ma peau comme d’un élément qui permettrait de lutter. «Lorsque j’ai rencontré Richard (…) j’étais dans ma période militante et je ne concevais de vivre avec un Blanc. (…) J’ai fini par comprendre que la couleur de peau n’avait pas d’importance. Ce Blanc m’était plus proche que mon premier mari. (…) C’est une question de compréhension mutuelle» dit-elle.
Si le racisme consiste à attribuer à une population donnée des caractères identiques, niant toute singularité, tout parcours individuel, en dehors de toute expérience, ce que dit Maryse CONDE de Paris et des Parisiens ne brille pas par une grande ouverture d’esprit, ni par la générosité. Cette détestation s’explique chez elle par l’expérience d’une ville «très raciste, très intolérante» dans les années cinquante et soixante, lorsqu’elle y était étudiante, par le sentiment aussi de n’être qu’une «petite main» à Présence africaine, où de prestigieux visiteurs ne lui accordaient le plus souvent qu’une attention distraite. Aussi, Maryse CONDE discutait souvent avec Léopold Sédar SENGHOR sur divers thèmes : l’Afrique, les Antilles, le colonialisme. «On s’est formé ensemble, au fur à mesure, jusqu’au jour où nous nous sommes posé une première question essentielle : Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Que sommes-nous dans ce monde blanc? Que dois-je faire ? Qu’est-il permis d’espérer ?» dit Maryse CONDE.
Maryse CONDE est critique vis-à-vis de la Négritude N’oubliez pas que quand la négritude est née, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la croyance générale, au lycée, dans la rue, était une sorte de racisme sous-jacent. Il y a la sauvagerie et la civilisation. De bonne foi, tout le monde était persuadé qu’il n’y avait qu’une seule civilisation, celle des Européens, tous les autres étaient des sauvages. On appartient à son époque et il faut admettre que la IIIème République a inventé une doctrine que nous avions tout à fait adoptée. C’était la doctrine dite de l’assimilation, qui consistait, pour être civilisée et ne plus être un sauvage, à renoncer à un certain nombre de choses et à adopter un autre mode de vie. Frantz FANON l’a bien expliqué : s’il n’y avait pas de monde blanc en face, il n’y aurait pas de Noirs. Nous ne sommes noirs que lorsque nous sommes confrontés au monde blanc qui nous enferme dans le même sac. Le mouvement de la négritude affirme la solidarité des Noirs de la Diaspora avec le monde africain. Mais selon Maryse CONDE, il n’y a aucune solidarité. «Les Africains ne nous (Antillais), ont jamais considérés comme des frères. C’est un mythe, une construction de l’esprit qui ne repose sur rien et qui n’apporte rien à l’individu» écrit-elle.
Après ses études, Maryse CONDE rentre à Fort-de-France pour occuper un poste au Lycée Schœlcher et revient en France métropolitaine en qualité de députée apparentée au Parti communiste. Maryse CONDE découvre, à Paris, les écrivains d’Harlem Renaissance, Langston HUGUES et Claude McKAY, qui furent, pour elle, une révélation. «Ce qui comptait le plus pour nous, c’était de rencontrer une autre civilisation moderne, les Noirs et leur fierté, leur conscience d’appartenir à une culture. Ils furent les premiers à affirmer leur identité, alors que la tendance française était à l’assimilation, à l’assimilationnisme» dit-elle. Le surréalisme intéressait Maryse CONDE, parce qu’il permettait de rompre avec la raison, avec la civilisation artificielle, et de faire appel aux forces profondes de l’homme noir «C’est le nègre qu’il fallait chercher en nous. (…) J’ai ma personnalité et, avec le Blanc, je suis dans le respect, un respect mutuel.», dit-elle. Maryse CONDE n’est pas dans la victimisation ; la France n’est pas responsable de tous les maux de l’Afrique. «La colonisation a une très grande responsabilité : c’est la cause originelle. Mais ce n’est pas la seule, parce que s’il y a eu colonisation, cela signifie que des faiblesses africaines ont permis l’arrivée des Européens, leur établissement. Il faut vraiment travailler à l’unité africaine», dit-elle.
II – Maryse CONDE : cette vie scélérate et sans fards
Dans ses autobiographies, comme dans ses pièces de théâtre, Maryse CONDE est attachée au parler-vrai ; elle rejette les mythes, les constructions flatteuses et faciles. Trop souvent les autobiographies deviennent des constructions de fantaisie. «Je veux montrer à mes semblables une femme dans toute la vérité de la nature et cette femme sera moi» dit-elle.
A – Maryse CONDE, une recherche de la vérité dans ses autobiographies
Maryse CONDE est souvent qualifiée d’insolente, de transgressive, de provocatrice ou de rebelle. Dans toute son œuvre, elle insiste sur la complexité de la réalité, et refuse le mensonge, les idées reçues et toute forme d’idéologie. Chez Maryse CONDE, dire la vérité devient un moyen de résister et de se libérer de l’oppression sociale bien souvent intériorisée.
1 – Le cœur à rire et à pleurer, contes vrais de mon enfance
Dans «le cœur à rire et à pleurer, contes vrais de mon enfance», une part autobiographique, Maryse CONDE dit qu’une «personne aliénée est une personne qui cherche à être ce qu’elle ne peut pas être parce qu’elle n’aime pas être ce qu’elle est». Dans ces conditions, on comprend pourquoi «La rue Case-Nègres» de Joseph ZOBEL devient, pour la narratrice, un livre-culte : «Pour moi, toute cette histoire était parfaitement exotique, surréaliste. D’un seul coup tombait sur mes épaules le poids de l’esclavage, de la Traite, de l’oppression coloniale, de l’exploitation de l’homme par l’homme, des préjugés de couleur dont personne […] ne me parlait jamais». Mais ce ne sont que des contes «Je venais de la rencontrer, la vraie vie, avec son cortège de deuils, de ratages, de souffrances indicibles, et de bonheurs trop tardifs».
Issue de la petite bourgeoisie antillaise ayant voulu la préserver du monde colonial, Maryse CONDE revient, dans «Le cœur à rire et à pleurer : souvenirs de mon enfance», sur ce souci de vérité. «Mon père ancien séducteur au maintien avantageux, ma mère couverte de somptueux bijoux créoles, (…) et moi bambine outrageusement gâtée, l’esprit précoce pour son âge», dit-elle. Cette bourgeoisie, loin d’être sécurisante, est devenue pour Maryse CONDE, une source d’angoisse «À cause de cette paranoïa de mes parents, j’ai vécu mon enfance dans l’angoisse. J’aurais tout donné pour être la fille des gens ordinaires, anonymes. J’avais l’impression que les membres de ma famille étaient menacés, exposés au cratère d’un volcan dont la lave en feu risquait, à tout instant, de les consumer. Je masquais ce sentiment tant bien que mal par des affabulations constantes, mais il me rongeait» dit CONDE.
Dans sa vocation littéraire, Maryse CONDE est attachée au souci de vérité. «J’ai souvent rêvé de choquer mes lecteurs en dégonflant certaines boursouflures. Plus d’une fois, j’ai regretté que des flèches contenues dans mes textes n’aient pas été perçues» dit-elle. En effet, dans la Guadeloupe des années 50, la bourgeoisie parle français et non créole ; il faut savoir tenir son rang. On méprise plus le Noir, et moins instruit que soi. Les conventions priment les sentiments : on ne cède pas aux larmes devant le cadavre d’un être cher ; on cache, l’infamie, un divorce dans la famille. Contre des parents qui semblent soudés surtout par le mensonge, contre une mère aussi dure avec les autres qu’avec elle-même, contre un père timoré, la petite Maryse prend le chemin de la rébellion. L’insoumission, la franchise assassine et l’esprit critique forgent son caractère. La fuite dans un monde imaginaire, la soif de connaissance, les rêves d’autonomie et de liberté la guident vers son destin d’écrivain. Mais peu à peu la mémoire adoucit les contours, les épreuves de la vie appellent l’indulgence, la nostalgie de l’âme caraïbe restitue certains bonheurs d’enfance.
Dans «La vie sans fards », il ne s’agit pas seulement d’une Guadeloupéenne tentant de découvrir son identité en Afrique ou de la naissance longue et douloureuse d’une vocation d’écrivain chez un être apparemment peu disposé à le devenir. Il s’agit d’abord et avant tout d’une femme aux prises avec les difficultés de la vie. Elle est confrontée à ce choix capital et toujours actuel : être mère ou exister pour soi seule.
2 – Victoire, des saveurs et des mots
Dans ses savoureux mémoires culinaires «Mets et merveilles», Maryse CONDE estime qu’écrire et cuisiner sont deux manières de «créer du bonheur» et de lutter contre le sectarisme. «La vie est un tout : il y a la cuisine et il y a aussi la littérature. Ce sont deux manières d’aborder le réel, de créer du bonheur pour les autres et pour soi-même». Dans «Victoire, des saveurs et des mots», Maryse CONDE relate que sa mère, première institutrice noire de sa génération, méprisait ma grand-mère, qui pour elle était le symbole de l’inculture, du peuple. Sa mère a inculqué à ses quatre filles le rejet des choses ordinaires de la vie et une sorte de déférence pour l’intellectuel. Victoire, sa grand-mère, à qui elle a consacré une biographie romancée, avec une affection toute particulière. «Toute la famille la considérait comme une illettrée parce qu’elle ne parlait pas français. C’est une erreur. En cuisine, elle créait. Pour moi, la création est supérieure à la connaissance. Victoire m’a donné les qualités qui m’ont permis de devenir écrivain. Elle est mon mentor même si elle est morte avant ma naissance. On a méconnu sa qualité fondamentale : son inventivité». Maryse CONDE nous fait une révélation sur ses plats préférés : «Je préfère le mafé ghanéen, à la sauce ashantie. Il y a beaucoup plus de saveurs qui viennent s’y mêler. J’adore le Tiéboudienne et le Yassa (2 plats du Sénégal)».
«J’ai longtemps accepté, puis un jour je me suis rendu compte que littérature et cuisine étaient deux arts voisins. Cuisiner, c’est aussi inventer, s’accommoder de ce que l’on trouve, innover», écrit Maryse CONDE. Le désir de créativité qui anime l’écrivain et celui de la cuisinière sont exactement les mêmes. L’un se sert de mots, l’autre utilise des ingrédients, des saveurs et des épices pour créer de la beauté, de l’agréable, retenir les gens, leur donner du plaisir. Maryse CONDE en établissant un parallèle entre la créativité des cuisinières et celle des écrivains, s’en prend du même coup à une hiérarchie des dignités : «Nourrir son mari et ses enfants, nourrir ses lecteurs avec beaucoup d’images et de métaphores, ce sont deux propositions qui se ressemblent beaucoup. […]. Nourrir avec des mains et nourrir avec des mots, c’est le même effort» précise Maryse CONDE.
Par ailleurs, Maryse CONDE est féministe et lutte ardemment contre le sexisme. «À travers leurs œuvres si différentes soient-elles se retrouvent les mêmes thèmes : émasculation du mâle antillais, difficulté d’édifier l’avenir avec lui, virulence des préjugés de couleurs, misère et deuil. Peu d’entre elles se révoltent. Elles constatent. Elles déplorent. Ce sont des écrits marqués par une sorte de fatalisme, et même de résignation. (…) Toujours est-il que la littérature antillaise a un étrange parfum d’amertume» écrit Maryse CONDE. Les féministes, surtout en Amérique, ont toujours poursuivi et reproché Maryse CONDE, dans «Ségou» de n’avoir nulle part dénoncé l’excision et d’avoir donné l’impression que le viol pouvait procurer du plaisir aux victimes. En fait sa contribution littéraire est un vibrant hommage à la femme. «Sans Richard [Philcox], je sais que ma vie aurait été inachevée. Je pense que quand une femme entretient une telle relation avec un homme depuis quarante ans, elle ne peut pas se dire féministe», dit-elle.
B – Maryse Condé, une recherche de vérité dans son théâtre
Dans ses pièces de théâtre, Maryse CONDE contraint son spectateur à affronter la réalité, même si celle-ci est dure et laide. «La faute à la vie», une pièce de théâtre inspirée d’un «Tramway nommé désir» de Tennessee WILLIAM, est un huis clos entre deux femmes, Théodora (interprétée par Firmine RICHARD) et Louise (Simone PAULIN), que tout oppose, mais qui sont pourtant profondément reliées. Elles sont différentes en ce qui concerne la santé, Louise est à moitié-paralysée et Théodora, en bonne forme, la couleur de peau, Louise, blanche, et Théodora, noire, le statut social, Louise ayant un statut plus élevé, et le caractère, tandis que Louise est impulsive, Théodora est méfiante. En même temps, elles sont meilleures amies et paraissent même plus intimes que des sœurs. Il existe un grand secret qui les relie : elles ont toutes les deux aimé le même homme, Jean-Joseph. Ce dernier, disparu six ans plus tôt, était un mulâtre haïtien, révolutionnaire, dont l’anniversaire de l’assassinat approche. Toujours hantées par ce spectre, les deux femmes sont presque suspendues entre la vie et la mort. Il ne leur reste que les souvenirs : «L’amour, le désir, le chagrin, la haine ne sont plus que des fantômes».
Théodora et Louise discutent du passé et réfléchissent aux vies qu’elles ont menées. Chacune a de beaux souvenirs ainsi que des regrets. Ce sont ces derniers qui les hantent annonçant alors le grand thème de la pièce : elles discutent de la «vérité». Selon Louise, «personne ne l’aime. Personne n’en veut. Tout le monde la fuit. Elle fait du mal partout où elle passe». Louise voit sa vie, sa beauté et ses talents, en rose. Ainsi, elle oublie que son fils Rajani est mort d’une overdose de drogue, peut-être d’un suicide. Puisque Louise nie la réalité et idéalise Jean-Joseph et Rajani, Théodora l’accuse d’embellir sa vie : «Tu as tellement peur de la vérité que tu métamorphoses tout». Cependant, même si Théodora semble défendre la vérité, elle est, comme elle l’avoue, «la plus grande des menteuses par omission». Elle a entretenu une relation avec Jean-Joseph dans le dos de sa meilleure amie. Contrairement à Louise, Théodora voit les défauts des gens, y compris les siens. Grâce à cette attitude autocritique, elle se protège contre la vie. Ayant peur de son propre bonheur, elle cachait sa relation avec Jean-Joseph. Lorsqu’elle est tombée enceinte de ce dernier, elle est allée seule et en secret jusqu’en Belgique pour interrompre sa grossesse. Théodora a choisi de renoncer à cet enfant, la fille dont elle rêvait depuis toujours, parce qu’elle ne pouvait supporter l’idée d’être désignée comme «mère célibataire», ou pire : «fille-mère». Cette histoire, que Louise ignore au début de la pièce, est dévoilée sur scène par Théodora.
«Marronner», au sens où l’entend Maryse CONDE, c’est se positionner contre les systèmes dominants par le biais de l’intime et du quotidien. En d’autres termes, dire la vérité est une arme contre les relations malsaines et la stagnation de l’individu ainsi qu’un outil pour la transformation de la société. Considérons la question de la race. Étant de deux couleurs de peaux différentes, Théodora et Louise ne sont pas, bien entendu, de deux natures différentes. En revanche, leurs expériences vécues sont influencées par les problématiques liées au racisme. Tandis que Louise nie cette réalité du racisme vécu, celui-ci sabote pourtant l’amitié entre cette dernière et Théodora.
Le racisme subtil du quotidien est une vérité que Louise, d’origine sicilienne, refuse d’accepter. Bien qu’elle reconnaisse que certaines personnes, «seuls les imbéciles et les ignorants», soient racistes, elle ignore le racisme de nos structures sociales, dont elle est inconsciemment complice. Théodora lui répond en faisant appel aux affiches «Y’a Bon Banania», une allusion à Frantz FANON qui permet de visualiser le malaise, mais ne permet pas pourtant de l’actualiser dans la vie quotidienne des deux femmes. Alors que Théodora n’arrive pas à expliquer l’importance du racisme, il s’avère évident par le biais du jeu sur scène. En effet, pendant que Louise nie ce racisme, Théodora fait le ménage, incarnant ainsi le vieux stéréotype de la femme noire en tant que domestique. Lorsque Louise reconnaît la réalité vécue par Théodora, leur relation se transforme. Dans la première partie de la pièce, Louise insiste sur le fait que Théodora ait souffert moins qu’elle, et elle refuse de comprendre, même si elle le sait, inconsciemment, que Jean-Joseph ait pu aimer son amie. «Tu penses que c’est impossible ?», demande alors Théodora : «Que je suis trop noire, trop laide ?». En bref, Louise rejette la féminité, c’est-à-dire l’humanité en tant que femme, de son amie. Mais elle change d’avis lorsque Théodora dévoile ses secrets. Théodora s’excuse d’avoir menti à sa meilleure amie, mais Louise comprend enfin leur situation dans sa globalité. «Tu ne m’as fait aucun mal», elle lui répond. «Ce n’est pas de ta faute, tout ça. C’est la faute à la vie».
Maryse CONDE vivait actuellement entre la Guadeloupe, Paris, le quartier du Marais, et New York. Victime d’une maladie dégénérative, largement handicapée, mais disparue l’âge de 90 ans, depuis longtemps, Maryse CONDE, ne plus marcher et écrire, mais pouvait faire la cuisine, et avait évoqué la mort : «la mort n’est pas une fin. Elle ouvre sur un au-delà où il n’est ni pauvres, ni riches, ni ignorants, ni instruits, ni Noirs, ni mulâtres, ni Blancs».
Paris le 12 octobre 2019, actualisé le 2 avril 2024, par Amadou Bal BA baamadou.over-blog.fr