«La franco-sénégalaise, Fatou DIOME, élue membre de l’Académie royale de la langue et de la littérature de Belgique» par Amadou Bal BA –
Mme Fatou DIOME est élue membre de l’Académie royale de la langue et de la littérature de Belgique. Décidément, et en référence au titre de mon troisième livre, le Sénégal est bien un «Grand Petit Pays» ! Et si le Sénégal l’est, c’est donc en raison de la qualité de sa population et de ces personnes prestigieuses, comme l’écrivaine Fatou DIOME à qui j’adresse mes chaleureuses Félicitations. Dans le domaine des arts et des Lettres, le Sénégal compte notamment Léopold Sédar SENGHOR et le sculpteur Ousmane SOW, deux prix Goncourt : Marie NDIAYE et Mohamed M’Bougar SARR, ainsi que des écrivains de renom, comme Cheikh Anta DIOP, Cheikh Hamidou KANE, Birago DIOP David DIOP, Lamine SENGHOR. Dans le domaine du sport, et bien des gens ne s’en souviennent pas, Amadou M’Barikh FALL dit Battling Siki avait déjà battu le français Georges CARPENTIER, et a donc été en 1924, le premier champion du monde africain. En 2022, le Sénégal a été champion d’Afrique et qualifié pour la Coupe du monde. En matière politique, le 10 mai 1914, Blaise DIAGNE a été le premier député africain élu à l’assemblée nationale française et maître Lamine GUEYE le premier docteur en droit africain, celui-là même qui a fait abolir le Code l’indigénat, étendu en 1946 la citoyenneté française à tous et défendu notamment les insurgés à Madagascar et au Camp de Thiaroye, ainsi que des marabouts injustement exilés par le colon. Plus proche de nous, Mme Sibeth NDIAYE a été porte-parole du gouvernement français et Pap N’DIAYE occupe les fonctions de Ministre de l’éducation nationale.
Fatou DIOME, une franco-sénégalaise, assume, de façon apaisée et artistique, sa double et riche appartenance culturelle : «Dans ma tête, la France et le Sénégal, c’est devenu un seul pays, un pays uni. Mais, véritablement, «mon pays» il est quelque part dans le pont que je tisse en permanence entre les deux, c’est-à-dire dans l’écriture. C’est là où j’arrive à réunir mes deux territoires. Dans mes livres, il y a un morceau de France dedans comme un chocolat qui fond. Mais pour prendre son élan, il faut avoir un socle. Sans ma part africaine, mes livres n’auraient pas le goût qu’ils ont. Franco-sénégalaise, c’est plus généreux. Dans mes livres, mon Afrique et mon Europe ne se battent pas en duel. Elles ont déposé les armes. Elles sont obligées de dialoguer» dit-elle à l’Humanité.
Fatou DIOME, une enfant illégitime, de l’amour et du scandale, est née en 1968, quand ses deux parents n’avaient que 18 ans ; insouciants dans leur bonheur infini, ils s’aimaient, sans se marier ; sa mère a subi le regard des autres et en a souffert. Aussi Fatou DIOME sera élevée par sa grand-mère, Aminata, une référence morale, une cause de son engagement pour le féminisme. «Si j’ai survécu c’est parce que ma grand-mère m’a récupérée, et qu’elle s’est battue pour m’élever. En faisant cela, elle allait déjà contre les courants parce que normalement j’étais l’enfant de la honte, la bâtarde de la famille. Il ne fallait pas me protéger, et ma grand-mère, elle, m’a protégée. Elle m’a aidée à grandir en me montrant toujours que je devais me battre pour survivre et que personne ne le ferait pour moi. Ma grand-mère, c’est donc mon premier modèle de femme, de féministe. Et je dirais même, non seulement de féminisme, mais aussi de dignité humaine. Elle disait toujours : il faut avoir le courage de tes choix. Tu peux désirer tout ce que tu veux mais après il faut aller jusqu’au fond de tes tripes pour trouver la force d’y arriver» dit Fatou DIOME à Florence RAMON JURNEY. Dans sa famille, personne ne sait lire. Pourtant, Fatou DIOME a su relever, dignement, la tête : «En étant autonome, sans haine, pacifié en soi-même. Sortir de la culpabilité, de la victimisation, de la réminiscence, lâcher la prise de l’exutoire et porter la peine pour qu’elle nous écrase le moins possible, c’est la seule façon de se libérer. Devenue autonome à quinze ans, j’ai décidé que le monde ne pèserait plus sur moi» dit Fatou DIOME à Le Devoir. Fatou DIOME fréquente l’école de son village, puis le collège et l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Arrivée en France en 1994, à Strasbourg, après un mariage malheureux, Fatou DIOME va poursuivre son agrégation et sa thèse en Lettres. Fatou DIOME est originaire de Niodior, un village de pêcheurs, celui aussi de Felwine SARR, éditeur, co-fondateur de Jimsaan, universitaire et écrivain actuellement aux Etats-Unis. Curieusement, c’est une ville où avaient enseigné, successivement, mes deux jeunes frères, devenus inspecteurs de l’éducation nationale, Mamoudou et Adama BAL, un pays sérère, mes «esclaves» ou cousins à plaisanterie des Peuls, des forces de l’esprit et de la tradition orale, «Je viens d ‘une civilisation où les hommes se transmettent leur histoire familiale, leurs traditions ,leur culture, simplement en se les racontant, de génération en génération» écrit Fatou DIOME, dans «Kétala». En paix avec elle-même et avec les autres, Fatou DIOME, pleine de dignité, exige des autres le respect mutuel : «Face aux attaques racistes, sexistes, islamophobes, antisémites, Marianne mérite mieux qu’une lâche résignation. Ne laissons pas les loups dévorer les agneaux au nom de l’identité nationale. Marianne porte plainte!» écrit Fatou DIOME, dans Marianne porte plainte. «Elle a une sacrée plume, du souffle, de l’humour et un œil largement» écrivent Christian HASLER et Daniel DELORS.
Pugnace, obstinée, curieuse et persistante, d’un humour corrosif et décapant, un accent à couper au couteau où chaque mot qui tombe est tel une hache abattant les préjugés et les incompréhensions entre les peuples. «On ne se jette pas dans des bras croisés. Même assoiffé d’affection, on n’embrasse pas les oursins» écrit-elle dans «Le ventre de l’Atlantique». Fatou DIOME, dans sa contribution littéraire, comme dans ses différentes émissions, est un exemple d’équilibre, de clairvoyance, de finesse et de courage dans l’affirmation de ses idées. L’assertivité, c’est ce qui caractérise le mieux Fatou DIOME «J’admire Gandhi : les gens comme lui ont une force intérieure, résistent pour quelque chose, avancent malgré tout et ne considèrent pas les autres comme des opposants d’une manière agressive. Moi, je n’agresse jamais personne même d’une manière idéologique. Je dis toujours : je n’attaque jamais un auteur, je n’attaque jamais un penseur. Par contre celui qui m’attaque, il me donne tous les droits de lui rendre la pareille. Je pense vraiment qu’on doit, par intégrité, labourer son propre champ comme dirait Voltaire. Je trouve que c’est la seule chose importante dans ma vie : labourer mon champ littéraire» dit-elle à Florence RAMON JURNEY. «J’écris pour tenir au temps, ce qui m’est arrivé à vivre. Si on ne peut pas partir en vacances, on peut partir en voyage à l’intérieur de soi, les paysages y sont immenses. Les mots, c’est confisquer à la vie ce qu’elle nous prend» dit Fatou DIOME. Fatou DIOME a livré les secrets de son ambition littéraire «Je dis souvent que je ne suis pas venue à l’écriture, c’est l’écriture qui est venue me prendre… parce que là où j’ai grandi, je ne pouvais pas savoir que je pouvais devenir auteur et vivre de ça. J’écrivais vraiment parce que j’avais l’impression que mon cahier acceptait tout de moi. Peut-être que mes soucis d’enfant n’intéressaient que mon cahier… que les adultes étaient moins attentifs, moins à l’écoute, et parfois injustes. Donc écrire c’était développer mes petits secrets à moi, des secrets que je ne voulais pas confier aux adultes parce que je n’avais pas confiance en eux parfois. Si… J’avais confiance en ma grand-mère. C’était bien la seule ; et mon grand-père» dit-elle à Florence RAMON JURNEY. L’écrivain, ayant choisi de sortir en lumière, doit assumer son rôle, accepter l’impudeur pour les autres soient protégés, oser aller là où ne personne ne va, donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, «c’est celui qui va oser dire : oui, je montre ma plaie, je mets le doigt dedans afin que vous ayez le droit de soigner les vôtres pour les Calmer» dit-elle. Ce caractérise Fatou DIOME, c’est la ténacité et la combativité, pour atteindre les objectifs qu’elle se fixe «Chaque pas mène vers un résultat escompté ; l’espoir se mesure au degré de combativité. Dans le désert, on peut toujours tomber sur une oasis. Quand on a les dents longues, il faut avoir les gencives solides» écrit-elle dans «le ventre de l’Atlantique».
La puissance des écrits de Fatou DIOME, subtiles, riches en images, en métaphores, à la lisière de la philosophie, de la sociologie, de l’autobiographie, du féminisme, une invitation au rêve et au voyage, sont bourrés de poésie, d’humour et d’autodérision. «Ma grand-mère m’a appris très tôt comment cueillir les étoiles : la nuit, il suffit de poser une bassine d’eau au milieu de la cour pour les avoir à ses pieds» écrit-elle. Fatou DIOME est une tête de pont entre l’Europe et l’Afrique. Ceux qui «portent le monde sur leurs épaules» en référence à une expression de Cheikh Hamidou KANE, ont toujours quelque chose à apprendre du continent noir. Ainsi, dans «Les veilleurs de Sangomar» Fatou DIOME, une Sérère, dans la tradition animiste, nous fait voyager dans les forces de l’esprits, les Djinns et les âmes des défunts. Une veuve, la jeune Coumba observant un long veuvage, recluse chez sa belle-mère, pour avoir perdu en 2002, son mari lors du drame du Joola, se livre à des rituels nocturnes. Par cet exorcisme, l’héroïne du roman, Coumba est à mieux de mieux supporter son lourd chagrin et consigner les souvenirs heureux, en invoquant les morts. Les veilleurs de Sangomar, esprits des ancêtres et des naufragés, lui racontent leur destin et la mèneront à la rencontre de son «Immortel aimé».
Romancière, poète, nouvelliste, conférencière, féministe et militante de la cause africaine, Fatou DIOME a vécu en France, à Strasbourg «J’ai quitté mon village natal de Niodior, près de Dakar, à treize ans, pour une ville où je me sentais perdue, sans emprise. Par la suite, j’ai changé souvent de lieux de vie, d’études, d’amis, de repères émotionnels aussi. À Paris, l’émotion est anxiogène : trop de machines empêchent de laisser passer les vibrations humaines. La bulle éclate : on quitte un environnement protégé, et là on est comme des fourmis, où personne ne connaît personne.» Un tel déracinement est universel» dit Fatou DIOME à Le Devoir. Ses beaux-parents ne l’ont pas accepté, le couple finira par péricliter, et sa procédure de sa naturalisation entamée rejetée. «L’amour est une œuvre d’art, comme toute œuvre d’art, il demande à l’esprit des moments de disponibilités propices à la conception d’une harmonie» écrit-elle. Il y a toujours, au détour d’une phrase, une part autobiographique dans les romans de Fatou DIOME. Les blessures du cœur ont parfois du mal à se refermer : «Le ravalement, ce n’est pas réservé aux façades des bâtisses, l’humeur en demande, parfois, quand on décide de se donner une seconde chance ! Martyres du couple ou proies consentantes, les mordues de l’alliance savent combattre leur juste révolte et dire «chéri» quand elles pensent «chien» écrit-elle dans «Kétala». l’écriture est une thérapie «Dans le silence du décor, sur la poussière muette qui couvre les objets, les mots libérés de l’esprit tracent de sinueuses pistes, ramassent et recomposent la vie émiettée» écrit-elle dans «Kétala». Fatou DIOME est remarquable, dans un langage imagé et percutant, même la façon dont elle relate ses fantasmes : «Je rêvais qu’un jour un homme me ferait jouir, même sans dîner de traiteur, juste en me disant : «Je t’aime». Je pourrai ainsi oublier ce cœur de pierre qui ne respirerait pas de sentiments. L’horreur, ce n’est pas le sexe et l’effroi, mais le sexe froid» écrit-elle dans «Préférence nationale».
Dans «Kétala», en Sérère, la rencontre, l’assemblée générale ou la confrontation autour d’un héritage, l’héroïne prénommée Mémoria se plie apparemment aux traditions, en obéissant à ses parents, en acceptant le mariage arrangé avec son cousin Makhou, mais cette obéissance n’est pas synonyme d’ignorance ou d’indifférence. En réalité, Mémoria entreprend tout ce qui est possible afin de trouver le bonheur avec son compagnon qui lui a été imposé. Même si elle ne réussit pas à sauver son mariage, sa force de caractère finit par provoquer la réflexion de son mari, une prise de conscience tardive, mais salutaire. Fatou DIOME évoque, dans une langue poétique, belle et musicale, aux allures de la dramaturgie théâtrale, les épreuves de la vie, notamment le partage de l’héritage ou le Kétala, Mémoria sera morte du SIDA et ses funérailles questionnent : «Que restera-t-il de nous ? Peut-être des souvenirs, magnifiés, interprétés ou, pire, falsifiés. Inanimés, nos meubles, nos habits, nos objets familiers jalonnent le sillage de notre vie. Ils sont les témoins silencieux de nos joies et peines. Le Kétala, le partage de l’héritage, disperse tout ce que possédait celui ou celle qui n’est plus. Attristés par leur séparation imminente, les meubles et divers objets de Mémoria cherchent un moyen d’éviter l’éparpillement des traces de leur défunte et aimée propriétaire» écrit-elle.
En 2001, Fatou DIOME publie un recueil de nouvelles, «la Préférence nationale», lui valant une reconnaissance en France et traite des questions du racisme, de la différence de classes sociales, mais aussi du jugement d’autrui. «La préférence nationale» comme ne l’indique pas son titre, est un voyage initiatique, géographique, social et mental, dans une langue incisive et colorée, la peinture d’une société fabriquant l’exclusion. C’est une série de six nouvelles dont une mendiante et écolière fouettée, avec un nerf de bœuf, alors qu’elle est innocente, le racisme systémique et institutionnel au quotidien en Europe, de sexisme, de préjugés, mais aussi de solidarité, d’abnégation, de dignité. Comme toujours, il y a une part autobiographiques dans les récits de Fatou DIOME «J’ai la meilleure des grands-mères. Elle ne me lisait pas d’histoires pour m’endormir et ne m’embrassait pas pour mon anniversaire. Mais elle m’a gavée de couscous et raconté la vie telle qu’elle est vraiment. Elle a refusé le mensonge de tous les grands-parents du monde, qui empruntent la bouche d’une fée pour raconter à leurs petits-enfants la vie telle qu’elle ne sera jamais» écrit-elle.
Cependant, c’est son roman, «Le ventre de l’Atlantique», en 2003, qui l’a sortie de l’anonymat, avec les prix des Hémisphères Chantal Lapicque, «Literaturpreis» de Francfort et inter-lycéen de Loire-Atlantique. Plusieurs thèses de doctorat ont été soutenues sur la contribution littéraire de Fatou DIOME, traversée par différents thèmes, notamment les questions de colonisation, de violences aux femmes, de souffrances faites aux enfants, les injustices sociales, ou les questions d’identité, de cosmopolitisme, d’altérité. «L’humanité. C’est là où j’habite. C’est ma carte d’identité la plus complète. Je veux abolir les frontières, les étiquettes et les tiroirs : littérature-féminine-francophone-africaine-subsaharienne-post-coloniale. Non. J’ai traversé les océans pour exploser les murs. Lire un auteur par et pour ses origines n’est que pure hérésie littéraire. Quand j’écris, je ne connais pas de Noirs, je ne connais pas d’Arabes, je ne connais pas de Blancs. Je connais les gens qui composent notre monde» dit Fatou DIOME, à l’Humanité. En particulier, dans «Ventre de l’Atlantique» ainsi que dans les écrits, la question de l’immigration est au centre des préoccupations de Fatou DIOME «Arrêtez l’hypocrisie, on sera riche ensemble ou on va se noyer tous ensemble. On voit les pauvres qui se déplacent, on ne voit pas les riches qui pillent nos pays. À quoi sert de prendre la parole publique si on ne traite pas des sujets qui font mal. Nous les poètes, lorsqu’on sort de l’esthétique du mot, du plaisir textuel, pour aller sur des questions plus amères, plus dures, c’est qu’on n’a pas le choix, c’est aussi notre rôle. Je revendique la liberté de gâcher le sommeil des puissants. D’agiter les utopies des Lumières» dit-elle. Le rêve de certains jeunes, sans solide éducation, est de devenir footballeur en Europe, en vue de devenir subitement riche. C’est le thème du mirage ; ces jeunes ne font aucun choix. «Ils sont abrutis par l’argent. C’est comme quelqu’un qui veut arriver au dixième étage sans passer par le premier. Même à un aigle c’est à peine donné ! Je pense qu’il y a une espèce de crise des valeurs à notre époque. Evidemment qu’en Afrique la pauvreté accentue les choses, et si on n’a pas les moyens de se payer la scolarité jusqu’au bout, on est beaucoup plus exposé à la pauvreté et c’est plus difficile de trouver une place» dit Fatou DIOME. Cependant, en dépit de ces sacrifices des immigrants, installés en Europe, ils sont exploités par leurs familles restées au pays. Le concept de «Neddo Ko Bandoum», notamment en matière d’immigration, n’est pas bien compris par certains de nos amis et parents Ouolofs ; l’immigration est devenue une souffrance, un calvaire : «Je voulais aussi montrer le noir victime de la pression sociale de chez lui qui l’oblige à se sacrifier pour faire vivre les autres. Je voulais montrer le poids de la famille. Il y a une véritable exploitation familiale et personne ne veut le dire, alors moi j’ai décidé de le dire parce que ça fait partie de nos souffrances d’immigrés. Je voulais aussi parler de cette vie pourrie qu’ils ont une fois qu’ils sont en Europe et du fait que, quand ils partent, c’est comme l’homme de Barbes : beaucoup mentent» dit-elle à Florence RAMON JURNEY.
Dans le «ventre de l’Atlantique», une écriture pleine de souffle et d’humour, il est question du drame de l’immigration. Salie vit en France. Son frère, Madické, rêve de l’y rejoindre et compte sur elle. Mais comment lui expliquer la face cachée de l’immigration, lui qui voit la France comme une terre promise où réussissent les footballeurs sénégalais, où vont se réfugier ceux qui, comme Sankèle, fuient un destin tragique ? L’immigration ce sont des personnes écrasées par les attentes démesurées de ceux qui sont restés au pays et confrontés à la difficulté d’être l’autre partout. Il est donc question de la souffrance humaine, loin de la compassion du pays d’accueil. Dans le «ventre de l’Afrique» enfant illégitime, Fatou DIOME, née au Sénégal, a émigré en France, à Strasbourg, où elle termine en 2003 un doctorat de lettres modernes. Rejetée par les siens pour cause d’illégitimité, Fatou DIOME met à nu ce qu’est l’immigration en France, loin parfois du pays de cocagne qu’on pense. Dans ce pays terre d’asile, Fatou DIOME relate, sans pudeur, sans complaisance, son émigration, ses joies et ses déboires. Son regard est lucide, acéré, objectif, l’écrivaine se fait sociologue dénonce les obstacles à l’immigration, les rigueurs de l’hiver strasbourgeois, les chimères, la pauvreté, la précarité des exilés, leur misère, la promiscuité des foyers Sonacotra, la ségrégation, le racisme et la solitude de ses frères Sénégalais, partis à la recherche d’un petit coin de paradis. Dans un style fleuri, vigoureux, dépeignant les scènes de son village, il y question de gastronomie, de coutumes, de l’influence des marabouts libidineux, de mariages forcés. Et comment l’Afrique pourrait-elle retenir ses enfants contre la tentation du ventre de l’Atlantique pouvant les dévorer ?
Ce roman majeur, «le ventre de l’Atlantique», relate l’une des tragédies majeures de l’Afrique (614 en 2019, 513 en 2020 et 1146 en 2021 en Méditerranée) de notre temps «Si les gens qui meurent étaient des blancs, la terre entière tremblerait» dit-elle. Aussi, Fatou DIOME s’insurge contre ces démocraties ethniques mobilisant des bateaux pour rejeter à la mer les immigrants africains : «Les artistes n’ont peut-être pas de pouvoir mais ils sont fondés à rêver un autre monde possible. Ils ont surtout le devoir de dire qu’une vie vaut une vie. On ne peut pas trier les étrangers utiles et les étrangers néfastes. Si on voulait sauver les gens dans l’Atlantique ou la Méditerranée, on le ferait parce que les moyens mis pour Frontex auraient pu servir à sauver les migrants. La dignité humaine n’est pas négociable» dit Fatou DIOME au journal l’Humanité. L’écrivaine en appelle à sortir du complexe colonial : «Il n’y a pas que les dominés qui ont ce complexe. Pour eux, il est d’infériorité. Les dominants ont un complexe de supériorité. Il faut oser dire devant un Européen: je ne suis pas devant un maître ni un ancien maître. Je suis devant le descendant d’un ancien maître qui a rectifié ses lois pour revendiquer la Déclaration universelle des droits de l’homme. Et moi, je ne suis pas une colonisée. Senghor l’a été, pas moi. Je suis née dans un pays indépendant. Je revendique donc la souveraineté pleine et entière de la liberté conquise par les pères de la négritude. Ils ont conquis cette liberté afin que moi, je puisse me sentir libre comme n’importe quel citoyen du monde. Ce qui fait que, qui que je rencontre et où que je le rencontre, je me sens tout simplement être humain devant un autre être humain tout à fait plein de ses droits comme moi» dit-elle.
Fatou DIOME, une sénégalaise vivant en Europe est habitée par des identités multiples, un être additionné. «Je parle de l’être additionné. Dans «le Ventre de l’Atlantique» je dis: «Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire» Je cherche mon pays là où on apprécie l’être additionné sans dissocier ses multiples strates» dit-elle. Fatou DIOME estime que la reconstruction de l’identité passe aussi par la réappropriation du vécu, tel qu’il est ressenti par le peuple. C’est la perception de la réalité du point de vue africain. C’est à ce titre que Fatou DIOME déconstruit le thème de l’émigration et démontre qu’il ne suffit pas de nommer l’exil pour cerner cette réalité complexe et individuelle. «J’en ai un peu assez des clichés : l’immigration ce n’est pas que des pauvres gens exploités, ce n’est pas toujours ça. L’immigration c’est aussi des gens qui partent pour leur émancipation, qui partent au nom de leur liberté, qui partent pour des tas d’autres raisons que la société d’accueil ne perçoit pas forcément. Vous avez donc certes des gens qui partent pour des raisons économiques, mais d’autres qui partent pour des raisons plus vivables. C’est le cas du personnage féminin dans ce roman (Salie, l’héroïne du roman avec son ambition littéraire)» dit Fatou DIOME.
Dans «Impossible de grandir», comme d’habitude, avec une part autobiographique, dans un style plein de douceur et humour, l’héroïne du roman, une fille illégitime, doit affronter le regard des adultes. «Une petite fille me poursuit, me harcèle, m’assiège ; après quelques décennies de lutte, je ne peux toujours rien contre ses assauts ; parfois croyant agir à sa guise, je découvre avec stupeur que je ne fais que succomber à ses humeurs : grandir est impossible !» Salie traîne les douleurs d’une enfance illégitime et une peur panique de quitter son appartement pour celui des autres» écrit-elle. Invitée à dîner chez des amis, Salie doit affronter ses souvenirs, et entreprendre un voyage intérieur : «Ce n’est-ce pas en apprivoisant ses vieux démons qu’on s’en libère ? Oser se retourner et faire face aux loups, c’est dompter l’enfance» écrit Fatou DIOME. Dans cette thérapie des blessures anciennes, Fatou DIOME accompagne tous ceux qu’on veut humilier à tort, sur la base de fausses valeurs morales «J’écris pour tous les bâtards du monde, qui se font insulter, torturer et mépriser par des gens moins dignes que leurs parents, car ceux qui égrènent les leçons de morale comme un chapelet sont souvent plus tordus et plus condamnables que ceux qu’ils jugent coupables, uniquement pour avoir osé aimer» écrit-elle.
Dans «celles qui attendent» Fatou DIOME traite de la question de l’immigration. En effet, dans un petit village sur une île sénégalaise, tout le monde rêve de meilleurs jours ou plus simplement d’un avenir. L’Eldorado est l’Europe, devenue l’objectif de beaucoup de jeunes hommes prêts, au risque de leur vie, de tenter l’aventure. C’est l’histoire de quatre femmes, mères et épouses, qui espèrent le retour du fils, du mari, accompagné par la réussite sociale et financière que peut lui apporter l’émigration. Cependant, les deux jeunes épouses des émigrés, Coumba et Daba, Coumba et Daba, à peine ayant découvert l’amour et le bonheur, cette longue et incertaine attente va devenir, avec toutes les tentations et les désillusions, leur chemin de croix. La vie n’attend pas les absents. «Partir c’est mourir au présent de ceux qui demeurent» écrit-elle.
Dans de «Quoi aimer vivre», il est bien question, dans cette nouvelle, d’une quête du bonheur : «Mortel, l’amour ! Mais lui seul sauve» écrit-elle. Cependant, rechercher le bonheur, «c’est oser le vertige». A travers une galerie de personnes croisées ou rêvées, Fatou DIOME invite au grand saut «Pour qui ne craint pas la noyade, la lune n’est jamais loin. Elle se reflète dans toutes les eaux, flotte entre toutes les paupières. N’est-ce pas son éclat qui fait briller les yeux des amants et leur donne le pouvoir ensorceleur ?» écrit-elle.
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
A – Contributions de Fatou DIOME
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DIOME (Fatou), Impossible de grandir, Paris, Flammarion, 2013, 405 pages ;
DIOME (Fatou), Inassouvies nos vies, Paris, Flammarion, 2008, 270 pages ;
DIOME (Fatou), Kétala, Paris, J’ai Lu, 2007, 286 pages ;
DIOME (Fatou), La préférence nationale, Paris, Présence africaine, 2001, 96 pages ;
DIOME (Fatou), Le ventre de l’Afrique, Paris, Le Livre de Poche, 2005, 256 pages ;
DIOME (Fatou), Les veilleurs de Sangomar, Paris, Albin Michel, 2019, 360 pages ;
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B – Critiques de Fatou DIOME
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MacKAY (Charlotte), From Afropea to the Afro-Atlantic. A Study of Four Novels by Léonara Miano and Fatou Diome, thèse sous la direction de Romuald Fonkua et Véronique Duchet-Gavet, Université de Paris, La Sorbonne, 2021 ;
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Paris, le 21 février 2023, par Amadou Bal BA – http://baamadou.over-blog.fr/