«Kamel DAOUD, écrivain postcolonial, Prix Goncourt dès le premier tour, pour «Houris», son roman paru chez Gallimard. Un prix littéraire sur la mémoire de deux guerres (Guerre d’indépendance et guerre civile) qui sent le soufre», par Amadou Bal BA
Aube est une jeune Algérienne qui doit se souvenir de la guerre d’indépendance, qu’elle n’a pas vécue, et oublier la guerre civile des années 1990, qu’elle a elle-même traversée. «Je suis la véritable trace, le plus solide des indices attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie. Je cache l’histoire d’une guerre entière, inscrite sur ma peau depuis que je suis enfant», dit l’héroïne du roman. Aube est une jeune Algérienne qui doit se souvenir de la guerre d’indépendance. Sa tragédie est marquée sur son corps : une cicatrice au cou et des cordes vocales détruites. Muette, elle rêve de retrouver sa voix. Son histoire, elle ne peut la raconter qu’à la fille qu’elle porte dans son ventre.
Ce Goncourt a de très fortes résonances politiques, tout en étant un roman d’une grande qualité. Kamel DAOUD a choisi de parler de la guerre d’Algérie, mais aussi du fondamentalisme musulman qu’il attaque frontalement. Un thème qui fait mouche en Occident, et reçoit une écoute attentive, en raison des succès électoraux grandissants de certaines forces politiques. Je me souvient à la rencontre «Comment le monde arabe voit l’Afrique noire», tenue à l’Institut du monde arabe, (Voir mon article, Médiapart, 28 mai 2022), cette passe d’armes, voire ces éclats de voix entre le professeur Benaouda LEBDAI et Kemal DAOUD, au sujet de ses positions sur l’Islam, notamment en qui concerne la Femme «Quel est l’être que l’islamiste déteste le plus ? C’est la femme dans son corps, dans son être, dans sa voie, dans sa sensualité» dit Kamel DAOUD. Pour l’auteur, le fondamentalisme, un fascisme, c’est l’obscurantisme ; ses ennemis ce sont les écrivains, la culture «La réponse est l’accès aux livres. Si l’islamisme avance dans le monde arabe, c’est qu’il contrôle les médias et l’imprimerie, mais aussi la littérature pour la jeunesse. On fabrique des islamistes au berceau, par les contes pour enfants, par l’école. Tous les fascismes, commencent par s’en prendre aux livres, aux écrivains, aux traducteurs», dit Kamel DAOUD.
«L’Algérie n’a pas d’image», dit Kamel DAOUD, qui questionne à la fois la guerre d’indépendance, mais aussi l’intégrisme religieux et son pendant le conservatisme. «Ce n’est pas facile de parler d’une guerre. Il faut du temps. Il faut du deuil. Il faut des mots. Il faut de la distance», dit Kamel DAOUD.
Personne en Algérie n’ose évoquer la guerre civile en Algérie entre 1992 et 2002, ayant fait 200 000 morts. Le nouveau roman, maintenant Prix Goncourt de Kamel DAOUD sent le soufre ; l’auteur a brisé le silence, cette amnésie collective de tout un peuple refusant d’affronter la réalité. Au regard de la guerre civile dite une décennie noire, «La Charte nationale pour la paix et la réconciliation de 2005 détermine un verrouillage juridique totale » dit Kamel DAOUD. Par conséquent, dans sa création littéraire, Kamel DAOUD a fait de son personnage Aube, une femme muette ; ses cordes vocales ont été lacérées suite à une tentative d’assassinat, par des fondamentalistes religieux pendant la guerre civile algérienne. Le personnage d’Aube est né deux fois. La première fois à sa naissance et la seconde pour avoir survécu à un couteau d’un islamiste. En effet, Aube est revenue en Algérie, les lieux du crime, sa sœur a été violée, puis assassinée. Aube, une Antigone algérienne, dans son drame personnel, est une revenante devant prendre une décision d’avortement. Personne en Algérie n’ose évoquer la guerre civile en Algérie entre 1992 et 2002, ayant fait 200 000 morts. La fameuse doit rester soumise, craintive, donc muette comme Aube «Je t’évite de naître pour t’éviter de mourir à chaque instant. Car, dans ce pays, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut», fait-il dire à Aube.
Né le 17 juillet 1970, à Mesra (Willaya de Mostaganem), fils de Hamidou, un gendarme, écrivain et journaliste d’expression française au «Quotidien d’Oran», naturalisé français en 2020, Kamel DAOUD, est donc un intellectuel postcolonial, né après l’indépendance de l’Algérie. «J’ai le syndrome d’Apollinaire, je suis plus Français que les Français. « Houris » (le Prix Goncourt) est né parce que je suis venu en France. Parce que c’est un pays qui me donne la liberté d’écrire ; c’est un pays d’accueil pour les écrivains. On a toujours besoin de trois choses pour écrire. Une table, une chaise et un pays. J’ai les trois», dit Kamel DAOUD. Journaliste à Oran, Kamel DAOUD ne s’est tue sur les massacres que les uns et les autres voulaient dissimuler, minorer ou exagérer. Journaliste d’une grande intégrité dans ses chroniques qu’il a publiées (Voir la bibliographie), Kamel DAOUD est resté un grand professionnel de l’information. Aussi, dans sa grande intégrité et son éthique professionnelle, il a Dénoncé, sans complaisance, tout ce qui mine et vérole la société algérienne : corruption, hypocrisie religieuse, incurie du pouvoir, autocratie, favoritisme, cupidité, violences, archaïsmes, inégalités.
Par conséquent, réfutant la rente mémorielle, le combat littéraire de Kamel DAOUD est avant tout générationnel : l’évocation des drames du passé constitue à ses yeux un refuge et un alibi pour taire les problèmes du présent. Son premier roman, en 2013, «Meursault, contre-enquête» a obtenu en 2015 le prix Goncourt du premier roman. «Meursault», c’est un Blanc, un personnage d’Albert CAMUS, dans, en 1942, «l’étranger» qui tue de cinq coups de revolver un Arabe, puis il est condamné à mort. Cependant, les Algériens étaient choqués par cette création littéraire, «l’Arabe» restant un inconnu, un anonyme, sans nom, ni histoire ou famille, et qui n’accède donc pas au statut de personnage au même titre que Meursault. «Les Arabes dans La Peste et L’Étranger sont des êtres sans nom qui servent d’arrière-fond à la grandiose métaphysique européenne qu’explore Camus» écrit Edouard SAID. En dépit de son style admirable, Kamel DAOUD réfute la démarche orientaliste d’Albert CAMUS, les Arabes sont des objets flous, incongrus, des fantômes, et en raison de la guerre d’indépendance que la colonisateur n’avait pas pu «pacifier » définitivement leur territoire. Aussi, dans son roman, «Meursault, contre-enquête», Kamel DAOUD réalise une révolution postcoloniale, en donnant à «l’Arabe» le nom qui lui manquait, «Moussa», mais aussi la parole par la voix de son frère Haroun. Kamel DAOUD entame une nouvelle dynamique mémorielle qui se propose d’interroger une «hantologie». Le colonisé a pris la parole, pour être écouté et entendu. Il attaque donc les gouvernements successifs algériens, dans leur rente mémorielle justifiant leur indolence, leur incompétence «Donc on peut vivre sans se sentir coupable à cause des morts et des sacrifiés ? Donc on peut rire et embrasser sans que cela soit un manque de respect envers les cimetières ? Donc on peut travailler sans ressortir toujours la mémoire de la colonisation comme explication mondiale de l’univers et excuse de la paresse organisée ?», écrit Kamel DAOUD. Le personnage de Moussa, le grand frère, fier et courageux, a été tué par Meursault, le colon. Le frère Haroun, faible et inconsistant, tente d’exister, de se forger un prénom, en tuant un Français venu se cacher dans les environs de la maison coloniale abandonnée par les siens. Comme celui de Meursault, c’est un meurtre sans gloire : commis après le 5 juillet 1962, il ne sera pas considéré comme acte héroïque. Finalement, pour Kamel DAOUD, écrivain de langue française, cette langue n’est pas un «butin de guerre», mais un bien vacant «Kateb Yacine parlait de «butin», mais moi, je ne suis pas un enfant de la guerre. C’est une histoire finie, je ne veux ni la porter ni la subir. Pour moi, la langue française est beaucoup plus un bien vacant, un bien sans maître. Je me la suis appropriée, mais ni par violence ni par la guerre. J’ai un rapport pacifié au français» dit Kamel DAOUD.
Kamel DAOUD, en qualité de journaliste d’investigation, loin de ces «spécialistes» et imposteurs de l’Afrique autoproclamés, a bonne connaissance de l’histoire et des mœurs de son Algérie natale. Refusant la soumission et la révérence, dans son style imagé et poétique, dense et émotionnel, Kamel DAOUD a le verbe haut ; il aborde frontalement des sujets de discorde ; chaque parole tombe comme une hache tranchante et, pour la mémoire, fait revivre une histoire douloureuse de l’Algérie : «L’Islam n’est pas la propriété de personne, mais à tout le monde. La bonne foi est meilleure que la foi». Il ne faudrait pas prendre en otage la religion et il réclame «une parole libre et insolente» dit-il. «Je persiste à le croire : si on ne tranche pas dans le monde dit arabe la question de Dieu, on ne va pas réhabiliter l’homme, on ne va pas avancer. La question religieuse devient vitale dans le monde arabe. Il faut qu’on la tranche, il faut qu’on la réfléchisse pour pouvoir avancer» dit-il le 13 décembre 2014. En raison des feux qu’ils a allumés, ce ne sont pas les ennemis qui lui manquent en Algérie. En effet, dans les thèmes majeurs de sa contribution littéraire, il est bien question de la mémoire, des femmes, de la religion, et d’une indépendance algérienne confisquée par une «rente mémorielle», le patriarcat et les intégristes religieux.
Par son écriture tranchante et audacieuse, Kamel DAOUD a entrepris de secouer le cocotier. En portant le fer, là où ça fait mal, contre le patriarcat, la religion et les gouvernants, ce roman, «Houris», maintenant un Goncourt, est une bombe pour les autorités algériennes. «Si Kamel Daoud a le prix Goncourt, ça sera une explosion. Dans la mesure que tout ce que l’Algérie, enfin les généraux voulaient cacher pour la guerre civile, parce c’est interdit de parler de cette guerre civile, va être connu du monde entier» dit Tahar Ben JELLOUN, à France Inter. Journaliste en Algérie, Kamel DAOUD avait accumulé une importante documentation sur le fondamentalisme religieux. Face au désespoir économique et politique, le personnage d’Aube, dans sa résilience, son défi contre les mensonges d’État et les vérités officielles, représente l’espérance d’un monde meilleur. Bien avant le Prix Goncourt, ce roman n’avait pas été publié en Algérien. Au Salon du livre à Alger du 6 au 16 novembre 2024, les éditions Gallimard n’ont pas reçu d’invitation. Tous les prix littéraires des racisés en France ont été souvent entourés de polémiques, comme ce fut pour René MARAN, Yambo OLOGUEM ou Mohamed M’Bougar SARR. Mais s’agissant de romans de qualité, ils ont traversé l’histoire.
Kamel DAOUD avait dénoncé «la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir». Ses adversaires, nombreux et virulents, l’avaient accusé d’entretenir un cliché raciste. «J’ai le droit de penser et de défendre mes idées», dit-il courageux et droit dans ses bottes. Finalement, Kamel DAOUD, Prix Goncourt 2024, est-il seulement un homme épris de liberté et d’égalité ou serait-il un «traitre» à la cause algérienne ? «Quand un Occidental pense contre les siens, on le désigne comme un intellectuel universel. Quand un intellectuel du Sud pense contre l’Occident, il se proclame décolonisateur. Quand un intellectuel du Sud pense contre soi et contre les siens, c’est un traitre. Suis-je un traitre contre ceux qui soutiennent que Dieu est leur ancêtre, et ceux qui pensent que leurs ancêtres sont des Dieux ? Je choisis d’honorer nos enfants contre ceux qui croient qu’un pays c’est seulement des racines ; je choisis d’en défendre les récoltes. Contre ceux qui supposent qu’un seul livre suffit à expliquer le monde, je choisis mille livres pour donner au monde le dernier mot. À ceux qui croient qu’une langue est faite pour s’emmurer dans la gloire, j’oppose mes trois langues comme autant de fenêtres. À ceux qui considèrent la femme comme la moitié de l’homme, je demande comment engendrer des peuples heureux, si les femmes vivent malheureuses ? De toutes les croyances, j’opte pour un point de vue indépendant. Suis-je un traître ? Peut-être, mais je lis des livres d’histoire et ces livres me rappellent que ces héros ont trahi l’immobilité, et tous les prophètes ont trahie leur époque. Les éclaireurs doivent trahir la nuit. Tous les hommes ont dû trahir leur peur. Trahir permet de rêver d’éclairer, aimer et murir en secret», dit-il.
Références bibliographiques
I – Contributions de Kamel DAOUD
DAOUD (Kamel), Houris, Paris, Gallimard, 2024, 411 pages ;
DAOUD (Kamel), Meursault. Contre-enquête. Roman, Paris, Gallimard, 2023, 208 pages ;
DAOUD (Kamel), Je rêve d’être un Tunisien. Chroniques 2010-2017, Tunis, éditions Cérès, 2017, 138 pages ;
DAOUD (Kamel), L’Islam en France, interview, Paris, La Société de la Revue des Deux-Mondes, 2024, 192 pages ;
DAOUD (Kamel), La fable du nain, Oran, Dar El-Gharb, 2003, 126 pages ;
DAOUD (Kamel), La préface du nègre, le Minotaure 504 et autres récits, Arles, Actes Sud, 2015, 139 pages ;
DAOUD (Kamel), Le peintre dévorant une femme. Récit, Arles, Actes Sud, 2020, 157 pages ;
DAOUD (Kamel), Mes indépendances : chroniques 2010-2016, Arles, Actes Sud, 2018, 527 pages ;
DAOUD (Kamel), Raina Raïkoum. Chroniques, Oran, Dar El-Gharb, 2002, 249 pages ;
DAOUD (Kamel), Zabor ou les psaumes, Arles, Actes Sud, 2017, 336 pages.
II– Autres références
GIRI (Jean-Marc), «L’Algérie de Kamel Daoud», Film, Paris, Veilleur de nuit, 2019, durée 59 minutes ;
LAOUARI (Boukalfa) directeur de publication, Kamel Daoud : esquisse d’un phénomène postcolonial algérien, préface de Benaouda Lebdai, Tizou-Ouzou, éditions Franz Fanon, 2017, 153 pages ;
ZERGANE-PROTIN (Emmanuelle), Au contact de «l’Arabe», réécritures d’une rencontre impossible ? Kamel Daoud : «Meursault contre-enquête». Omar Benlaala, «L’effraction», Master 2, sous la direction de Maxime Del Fiol, Montpellier, 2017, 117 pages.
Paris, le 5 novembre 2024, par Amadou Bal BA