«Charles BAUDELAIRE (1821-1867) ses «Fleurs du Mal» et sa Vénus noire, sa muse, Jeanne DUVAL» par Amadou Bal BA –
Poète en prose, de la modernité, précurseur du symbolisme, artiste maudit, de la décadence, Charles BAUDELAIRE a traité de nombreux thèmes, comme le voyage, le scandale, la mélancolie, la beauté et l’horreur, l’idéal inaccessible et a fait le lien entre le Mal et la Beauté. En alchimiste, BAUDELAIRE a la prétention de transformer la laideur du réel en beauté «J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or» écrit-il dans le poème «Orgueil». Le Beau est toujours bizarre : «Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ! Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau» écrit-il. BAUDELAIRE, un des poètes les plus célèbres au monde, «il y a du Dante dans l’auteur des «Fleurs du Mal», c’est du Dante athée et moderne, du Dante venu après Voltaire, dans un temps qui n’aura pas de Saint-Thomas» écrit Jules BARBEY d’AUREVILLY. En effet, «parfait magicien des lettres françaises, Baudelaire devient un artiste qui cisèle et lime, l’orfèvre des émaux et d’autres camées. Son problème était non seulement de se distinguer, à tout prix de l’ensemble des grands poètes exceptionnellement réunis dans la même époque, tous en pleine vigueur, d’être un grand poète, mais de n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. Tous les instruments de la sorcellerie évocatoire sont employés dans un seul dessein ; l’invitation au voyage, le goût de la forme fixe poussé jusqu’à la gageure d’un pantoum français, l’allitération, la rime, l’écho vocalique» écrit Théophile GAUTIER (1811-1872) ami et biographe de BAUDELAIRE. Critique littéraire et d’art, BAUDELAIRE vénérait Eugène DELACROIX (1798-1863), même s’il le trouvait égoïste «Cet homme si frêle et si opiniâtre, si nerveux et si vaillant, cet homme unique dans l’histoire de l’art européen, a été emporté par une de ces fluxions de poitrine» écrit BAUDELAIRE, le 1er mars 1864.
Théoricien du rire et de l’éreintage de ses contemporains, BAUDELAIRE croyait, comme Denis DIDEROT (1713-1784), pouvoir vivre du journalisme : «Le ténébreux auteur des Fleurs du Mal, le plus lu des poètes français, fut d’abord le fils de la presse. Jeune dandy, il y a fait ses premières armes ; jusqu’à la fin de sa vie, il y a publié ses écrits en tous genres ; n’étant lié à aucun journal, il a collaboré à tous, et exprimé sous les formes les plus variées ses convictions d’artiste et son farouche mépris des bien-pensants» écrit Alain VAILLANT dans «Baudelaire, journaliste». Humaniste, cosmopolite ne visant qu’une gloire littéraire, BAUDELAIRE s’intéresse cependant à la Révolution de 1848, en termes de liberté de pensée «Mon ivresse en 1848. De quelle nature était cette ivresse ? Goût de la vengeance ; plaisir naturel de la démolition, ivresse littéraire ; souvenirs lectures. Il y a dans tout changement quelque chose d’infâme et d’agréable à la fois, quelque chose qui tient à l’infidélité. 1848 ne fut charmant que parce que chacun y faisait des utopies comme des châteaux en Espagne» dit-il. En religion, comme en politique, il y a quelque chose de libertaire en ce poète, sans parti, qui a appelé à fusiller son beau-père, le général AUPICK.
Critique d’art, passionné des musiciens et des peintres, il est un grand admirateur de Richard WAGNER (1813-1883) : «Je vous dois la plus grande jouissance médicale» lui dira BAUDELAIRE. Il est resté étrangement silencieux sur l’abolition de l’esclavage : «Alors que la plupart de ses amis exaltent les vertus d’une abolition annoncée et encensent un certain Victor Schoelcher, Charles s’enfonce dans le mutisme. Pourtant, il est bien le seul d’entre eux à savoir de quoi il en retournait, hormis peut-être Manet qui s’était aventuré à Rio de Janeiro où il n’avait pas manqué de voir de ses yeux vu les méfaits de cette ignoble institution qu’est l’esclavage» écrit Raphaël CONFIANT. Finalement, il décidera d’être un poète «Le poète est semblable au prince des nuées qui hante la tempête et se rit de l’archer ; exilé sur le sol au milieu des huées, ses ailes de géant l’empêchent de marcher» écrit-il dans «L’Albatros». Il confère au poète un rôle de prophète «Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance, comme un divin remède à nos impuretés. Je sais que vous gardez une place au Poète Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, et que vous l’inviterez à l’éternelle fête» écrit dans son poème «Bénédiction». Cependant, dans son ambition littéraire, BAUDELAIRE voulait se distinguer des autres, en écrasant les gloires littéraires de son époque «Dans les domaines de la création, qui sont aussi les domaines de l’orgueil, le besoin, le devoir, la fonction de se distinguer, sont indivisibles de l’existence même» écrit Paul VALERY. Il est donc contraint à s’opposer aux idées dominantes : le romantisme ou le mysticisme de l’art pour l’art : «S’il y a quelque gloire à n’être pas compris, ou à ne l’être que très peu, je peux dire sans vanterie que, par ce petit livre, je l’ai acquise et méritée d’un seul coup» écrit Charles BAUDELAIRE dans son projet de préface des «Fleurs du Mal». Cependant, BAUDELAIRE est subjugué par la capacité de Victor HUGO de concilier le travail et la distraction, son don prodigieux le faisant régner sur le Parnasse : «Depuis bien des années déjà Victor Hugo n’est plus parmi nous. Je me souviens d’un temps où sa figure était une des plus rencontrées parmi la foule ; et bien des fois je me suis demandé, en le voyant si souvent apparaître dans la turbulence des fêtes ou dans le silence des lieux solitaires, comment il pouvait concilier les nécessités de son travail assidu avec ce goût sublime, mais dangereux, des promenades et des rêveries ? Cette apparente contradiction est évidemment le résultat d’une existence bien réglée et d’une forte constitution spirituelle qui lui permet de travailler en marchant, ou plutôt de ne pouvoir marcher qu’en travaillant» écrit BAUDELAIRE.
Génie double, tiraillé entre le spleen et l’idéal, la fange et la grâce, l’admiration, la tendresse, l’humour, la pitié mêlant leurs couleurs contrastées, la pluralité de son talent, BAUDELAIRE, poète nonchalant, insouciant, veut procrastiner, profiter de chaque instant, en dandy. «Il faut toujours être ivre. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules, il faut s’enivrer sans trêve, de vin, de poésie ou de vertu à votre guise. Mais enivrez-vous !» écrit-il. BAUDELAIRE est l’incarnation de l’enfance sans défense et humiliée, la folie, la mort, la difficile survie dans un monde où règne une certaine dose de violence, la figure délibérément dérisoire du bouffon, du fou, du débauché, du saltimbanque, du bizarre, du mime ou du jongleur, ou du «paresseux nerveux» comme il se définit lui-même. Il a «le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné» dit-il. «Si l’œuvre éblouit, l’homme était détestable. Charles Baudelaire ne respectait rien, ne supportait aucune obligation envers qui que ce soit, déversait sur tous ceux qui l’approchaient les pires insanités. Drogué jusqu’à la moelle, dandy halluciné, il n’eut jamais d’autre ambition que de saisir cette beauté qui lui ravageait la tête et de la transmettre grâce à la poésie. Dans ses vers qu’il travaillait sans relâche, il a voulu réunir dans une même musique l’ignoble et le sublime. Il a écrit cent poèmes qu’il a jetés à la face de l’humanité. Cent fleurs du mal qui ont changé le destin de la poésie française» écrit Jean TEULE (1953-2022). Homme de gauche, humaniste et cosmopolite, fervent partisan de la Révolution de 1848, contre les monarchistes, Charles BAUDELAIRE exprimait, ouvertement, sa colère. «Baudelaire, qui réglait tout de même ses vers pour qu’ils provoquent un effet puissant, n’a rien de commun, dans sa retenue élégante, avec ce romanichel génial et pervers qu’était Paul Verlaine. C’est seulement dans les motifs les plus cachés que les racines de leurs natures entrent en contact : dans la nostalgie de l’individu, cette nostalgie fatiguée par la civilisation et qui cherche vainement à échapper à une époque sans nerfs, décadente et malade, parce qu’il se sent comme son enfant le plus propre et le reflet le plus fidèle» écrit Stefan ZWEIG. Homme aux contradictions déchirantes, célébrant les vertus du travail et la fainéantise, rêvant d’ordre et de luxe, il mène une vie de «chien mouillé» suivant Marie-Christine NATTA, une de ses biographes. Dans sa quête de «l’Infini, dans le fini», Charles BAUDELAIRE, poète maudit, érudit, est aussi, et surtout, un écrivain talentueux reconnu, de son vivant, uniquement par une quantité microscopique de gens «Si jamais le mot séduction put être appliqué à un être humain, ce fut bien à lui, car il avait bien la noblesse, la fierté, l’élégance, la beauté à la fois enfantine et virile, l’enchantement d’une voix rythmique, bien timbrée, et la plus persuasive éloquence, due à un profond rassemblement de son être ; ses yeux, débordant de vie et de pensée parlaient en même temps que ses épaisses et fines lèvres de pourpre, et je ne sais quel frisson intelligent courrait dans sa longue, épaisse et soyeuse chevelure noire» écrit, en 1882, Théodore de BANVILLE (1823-1891) dans ses «Souvenirs».
L’œuvre de BAUDELAIRE «est bien lui-même ; mais il n’y est pas tout entier. Derrière l’œuvre écrite et publiée, il y a toute une œuvre parlée, agile, vécue, qu’il importe de connaître, parce qu’elle explique l’autre et en contient, comme il l’eût dit lui-même, la genèse. Curieux, contemplateur, analyseur, l’œuvre était ainsi le résumé de la vie, ou plutôt en était la fleur» écrit Charles ASSELINEAU. Charles BAUDELAIRE, dont les ancêtres viennent de Neuville-au-Pont (Marne, Grand Est) vit le jour le 9 avril 1821, au 13 de l’étroite rue Hautefeuille, à Paris 6ème, dans une vieille maison à tourelles, démolie lors du percement du boulevard Saint-Germain, par le baron HAUSSMANN. Nostalgique du vieux Paris, il a déménagé plus de 40 fois dans la capitale, il écrit «La vraie civilisation n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel. Paris change. Mais rien dans ma mélancolie n’a changé». Enfant d’un vieillard, en raison d’âge de 34 ans ses parents, son père, Joseph François BAUDELAIRE (1759-1827) mourut quand il n’avait que six ans, et sa mère, Caroline ARACHENBAUT DEFAYES (1793-1871) se remaria une année après. Le petit Charles reçut son éducation au Collège royal de Lyon, tout d’abord, puis, en 1836, il fut admis au prestigieux Lycée Louis Grand, à Paris, réservé à l’élite française. Là, Charles se distingua en composition latine ; si bien, même, qu’il obtint un prix au concours général. Son baccalauréat en poche, en 1839, alors âgé de 18 ans, ses parents le poussèrent vers des études de droit. Enfant, Charles voulait être comédien. Cette fantaisie est très sérieuse : elle révèle toute l’importance que BAUDELAIRE accorde à l’artifice, l’élément fondateur de son dandysme. Loin d’être une mode frivole ou juvénile, le dandysme représente pour lui une philosophie qu’il revendique et manifeste autant par sa vie que par son œuvre. Par conséquent, au lieu d’aller d’étudier, le jeune Charles mène une vie dissolue, si dissolue que ses parents en viennent à l’apprendre. En conflit avec son beau-père qui voulait qu’il devienne militaire ou diplomate, le jeune est resté toute sa vie attaché à sa mère «Il y a eu dans mon enfance une époque d’amour passionné pour toi. Je me souviens d’une promenade en fiacre, des quais qui étaient si tristes le soir ; ça a été moi le bon temps des tendresses maternelles. Tu étais à la fois une idole et un camarade» écrit-il. Ayant contracté une maladie vénérienne, ses parents, inquiets de ses fréquentations, l’envoyèrent découvrir le monde, le 9 juin 1841, à bord du paquebot-des-mers-du-Sud, en commençant par l’Inde. Mais, faisant escale à l’Île Maurice durant le voyage, BAUDELAIRE décida que rien d’intéressant ne pouvait l’attendre en Inde ; il insista pour prendre un autre bateau faisant retour en France. Mais tout de même, ce court voyage produisit un changement chez ce jeune qui ne voulait en faire qu’à sa tête ; un changement décisif, car c’est au même moment qu’il commence d’écrire les «Fleurs du Mal», un recueil de poèmes qui deviendra la plus célèbre de ses œuvres. Viendront ensuite les «Paradis artificiels» du vin et du haschich, était-il fou ou se servait-il de ces psychotropes pour sa création artistique et de la fréquentation de Jeanne DUVAL ?
Charles BAUDELAIRE dilapide sa fortune et, par dérision, s’enferme dans le jeu d’un dandysme satanique. Les femmes ont joué un rôle déterminant dans l’inspiration de cet artiste hors pair qui a eu trois muses (Marie DAUBRUN ou «La fille aux yeux verts», Apollonia SABATIER dite Aglaé SAVATIER, ou «Ange gardien» et Jeanne DUVAL ou «La Vénus noire»). Pour la postérité, le nom de Jeanne Prospère Caroline LEMER dite Jeanne DUVAL (1827-1870), demeurant rue Regrattier à Paris 4ème, reste lié à celui de Charles BAUDELAIRE. Par conséquent, c’est Jeanne DUVAL, rencontrée en 1842, qui a plus marqué l’histoire littéraire : «Une certaine Jeanne Duval lui apportait des Antilles une ardeur dont il a eu particulièrement à souffrir et qu’il traduisit en vers douloureux» écrit Jean-Yves LE DANTEC. Pendant longtemps, le statut de muse, de BAUDELAIRE, attribué à Jeanne DUVAL, femme noire, métisse, semble être réduit à celui d’intrigante, de prostituée, de scandaleuse et d’illettrée et celle qui lui aurait refilé la syphilis. Curieusement, on sait peu de chose de cette figure centrale qu’est Jeanne DUVAL, d’une origine nationale non encore tranchée (Haïti, Réunion, Ile Maurice, Les Mascareignes, l’Inde, Afrique du Sud ou Saint-Barthélemy). Sa photo de Félix TOURNACHON dit NADAR (1820-1910), une toile de Gustave COURBET (1819-1877), d’Edouard MANET (1832-1884) et un croquis de BAUDELAIRE lui-même nous sont parvenus. A partir de 1842, le poète habitait avec sa muse, à Paris, dans l’Ile Saint-Louis, quai d’Anjou, à l’hôtel Pimodan : «En lisant les vers de Baudelaire, ce poète, en réalité, n’aima qu’une seule femme ; cette Jeanne, qu’il a toujours et si magnifiquement chantée. C’était une fille de couleur, d’une très haute taille, qui portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crespelée, et dont la démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial. Le hasard fit que l’ayant plusieurs fois rencontrée, chez des amis à elle, je la connus avant d’avoir jamais vu le poète qui devait plus tard l’immortaliser. (…) Parfois, ce contemplateur faisait asseoir Jeanne devant lui dans un grand fauteuil ; il la regardait avec amour et l’admirait longuement, ou lui disait des vers écrits, dans une langue qu’elle ne savait pas. C’est peut-être là, le meilleur moyen de causer avec une femme, dont les paroles détonneraient sans doute dans l’enivrante symphonie que chante sa beauté» écrit Théodore de BANVILLE dans ses «Souvenirs», pages 74-75. Frappée d’hémiplégie, handicapée et marchant avec des béquilles, BAUDELAIRE n’a jamais abandonné sa «Vénus noire». Victime du racisme de la bourgeoisie, la mère de BAUDELAIRE était hostile à cette liaison. «Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne, O vase de tristesse, ô grande taciturne… Je m’avance à l’attaque et je grimpe aux assauts, comme après un cadavre un chœur de vermisseaux, et je chéris, ô bête implacable et cruelle, jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle !» écrit-il.
Si Charles BAUDELAIRE la nomme sa «gloire», les historiens ou critiques d’art n’ont retenu d’elle que la «maîtresse» exotique. En fait, Jeanne DUVAL, venue de Haïti, fit découvrir à BAUDELAIRE un monde insoupçonné de sensualité, et un adjuvant à la création littéraire. C’est cette passion torride, délétère et sublime : «L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la Prostitution» écrit-il dans son journal intime, «Fusée». C’est donc cette femme, Jeanne DUVAL, qui fut la source d’inspiration de ses poèmes de la première période, aujourd’hui connue sous le nom de «période de la Vénus noire», et qui sont aujourd’hui considérés comme les plus beaux poèmes érotiques de la littérature française. Et c’est aussi durant cette période de 1842 à 1867, où Charles BAUDELAIRE put jouir d’insouciance et de liberté et ne jamais avoir à s’inquiéter de quoi que ce soit, qu’il écrivit la large majorité des poèmes qui composent «les Fleurs du mal», c’est-à-dire les poèmes lesbiens, ceux de révolte et de décadence, et ceux qui sont érotiques. Charles PEGUY attribue le génie littéraire de Charles BAUDELAIRE uniquement par l’influence d’Edgar Alan POE, en mettant sous silence l’influence de Jeanne DUVAL «Le démon de la lucidité, le génie de l’analyse, et l’inventeur des combinaisons les plus neuves et les plus séduisantes de la logique avec l’imagination, de la mysticité avec le calcul, le psychologue de l’exception, l’ingénieur littéraire qui approfondit et utilise toutes les ressources de l’art, lui apparaissent et l’émerveillent. Tant de vues originales et de promesses extraordinaires l’ensorcellent. Son talent en est transformé, sa destinée en est magnifiquement changée !» écrit Paul VALERY. Si BAUDELAIRE est conquis par Edgar POE, c’est qu’il aurai une connaissance insuffisante de la langue et de la littérature anglaises dit Peter Michael WETHERILL. Certains auteurs sont manifestement hostiles à la personne, voire à la race de Jeanne DUVAL «Cette Jeanne, c’est la maître noire, le vase de tristesse, la grande taciturne, la sorcière, la nymphe ténébreuse et chaude des «Fleurs du Mal». Or, il paraît bien qu’elle n’avait, à part sa race, rien de remarquable» écrit Jules LEMAITRE.
Pendant longtemps, Jeanne Duval «n’existe qu’à travers le racisme et la misogynie de ses contemporains» écrit YSLAIRE. Jean TEULE explique que cette indifférence ou hostilité à l’égard de Jeanne DUVAL, caricaturée sous les traits d’une femme vénale et violente, viendrait qu’on la blâme d’être à l’origine de la chute du poète. Ce portrait, résolument à charge, puise ici dans l’encre vénéneuse des écrits de la mère du poète, Caroline AUPICK, convaincue que Jeanne DUVAL avait transmis la syphilis à son fils. «Au fond, le cas de Baudelaire est simple, humilié, dans son intelligence, d’avoir lié sa destinée à une femme indigne de lui, honteux de lui avoir livré ses sens, quand son âme était si haute, il a voulu que la joie intellectuelle de la composition lui restituât, embelli par l’imagination, le plaisir qui l’avait écœuré, tout en lui permettant de maudire intérieurement sa faiblesse ou de crier très haut son indignité. Il s’est vengé de sa honte proclamant, et ce n’est pas une preuve d’humilité que d’étaler le spectacle de sa déchéance» écrit, en 1929, René FERNANDA. En effet, certains auteurs ne voient dans Jeanne DUVAL que la prostituée, à la poitrine généreuse, morbide et fatale, un puits de souffrances. «Il vivait en concubinage avec Jeanne Duval, et depuis qu’il la connaissait avait sondé jusque dans leur profondeur l’animalité de ce sang mêlé. Seuls restaient, malgré l’envoutement qu’exerçait sur lu son vampire avec un curieux besoin d’expiation, le remords de la dégradation où le maintenait sa passion avilissante» écrit, en 1941, Albert FEUILLERAT. Les préjugés carrément racistes sont tenaces «Jeanne Duval présentait sous les défauts que l’on dit être ceux des métisses. Sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, et par surcroit ignorante et stupide, elle se fut, peut-être mieux trouvée à sa place dans le monde de la prostitution que dans la compagnie des artistes» écrit Pascal PIA. «Jeanne Duval régna sur les sens et l’imagination de Baudelaire que par l’incantation de sa volupté pénétrante et le charme magique de son étrangeté. La fille de Saint-Domingue n’empruntait sa beauté qu’à l’image poétique dont Baudelaire se plaisait à l’auréoler, dans son triste cœur. La passion des liqueurs fortes, la méchanceté sournoise des races de couleur, des infidélités quotidiennes en des crises d’hystérie bestiale, autant de raison qui, loin de détourner Baudelaire d’une liaison fantasque, fortifièrent son penchant pour la Vénus noire. Lui-même se l’avouait, elle était son inspiratrice ; ce n’est qu’une inspiration indirecte et lointaine. Il l’aimait de lui faire souvenir des pays parfumés que le soleil caresse et de l’invraisemblable décors des tropiques brûlants» écrit, en 1903, Féli GAUTIER. «Cette courtisane de bas étage, en qui reparut bientôt la passivité de la prostituée, cette infidèle et alcoolique, fut pour Baudelaire, durant des années, l’aspect tangible de l’Idéal. Moralement, elle était ignoble, nous ne parlons pas de la facilité de ses mœurs, naturelle à sa race, mais de la sécheresse de son cœur, de sa méchanceté calculée qui, par éclairs, l’égalait aux coquettes de nos climats» écrit Pierre FLOTTES. On ne voit chez Jeanne DUVAL que celle qui a ruiné BAUDELAIRE «Il fit des dettes et s’y enfonce de plus en plus ; cette liaison est faite surtout pour lui, de violente et tyrannique attraction. Pour cette créature banale, cupide et vicieuse, il fut indulgent et pitoyable. Il savait ce qu’elle valait, mais ne pouvait s’en passer» écrit Camille MAUCLAIR.
Cependant, il est indubitable que solitaire mélancolique, ministre du savoir et de la modernité, BAUDELAIRE est devenu BAUDELAIRE grâce à sa muse, Jeanne DUVAL et grâce aussi à sa puissance créatrice consacrée par la postérité. En effet, ignorée, diabolisée, ange et démon, Jeanne DUVAL (1827-1862), est pour Charles BAUDELAIRE, dans son inspiration littéraire, le symbole de la femme sensuelle et tentatrice, dangereuse. BAUDELAIRE a une curieuse conception de l’amour comparé à une charogne «Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, ce matin d’été si doux : au détour d’un sentier une charogne infâme sur un lit semé de cailloux. Et pourtant, vous êtes semblable à cette ordure, à cette horrible infection, étoile de mes yeux, soleil de ma nature, vous, mon ange et ma passion» écrit-il. En effet, BAUDELAIRE, dans sa prose, est à la fois mystique et libertin, plutôt que sensuel. «Baudelaire a aimé, mais à sa manière. De peur d’être tyrannisé par la passion, il se traça une règle de conduite, dont il ne se départit jamais. Il fit à l’amour une large part à sa vie, mais il ne laissa jamais subjugué ni son cœur, si sa pensée» écrit Eugène CREPET. Selon Théophile GAUTUER, durant les dix de voyages à la Réunion, BAUDELAIRE avait déjà eu des aventures sexuelles avec des femmes noires.
Entre amour et répulsion, dans cette liaison impétueuse, avec Jeanne, faite de volupté, d’inspiration littéraire, de trahisons et d’infidélités réciproques, de ruptures et de retrouvailles, plusieurs fois ils ont rompu, et ils se sont rabibochés autant. C’est pendant cette période que BAUDELAIRE est au sommet de son art. «Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard, les cocotiers absents de la superbe Afrique, derrière la muraille immense du brouillard» écrit-il dans le «Cygne». Il reste avéré que Jeanne DUVAL a bien inspiré au moins 17 poèmes des «Fleurs du Mal», à partir de divers poèmes : Le poison, Sed Non Satiata, un hémisphère dans une chevelure, le parfum exotique, le Léthé, les bijoux, le serpent qui danse, le balcon, je t’adore à l’égal de la voute nocturne. «La Vénus noire» dans les poèmes des «Fleurs du Mal» évoque l’exotisme, l’érotisme, l’amour sensuel, la volupté, l’évasion, le paradis artificiel et la beauté brune, à travers sa chevelure. «Bizarre déité, brune comme les nuits, au parfum mélangé de musc et de havane, œuvre de quelque obi, le Faust de la savane, sorcière au flanc d’ébène, enfant des noirs minuits, je préfère au constance, à l’opium, au nuits, l’élixir de ta bouche où l’amour se pavane ; Quand vers toi mes désirs partent en caravane, tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis. Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme, O démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ; Je ne suis pas le Styx pour t’embrasser neuf fois» écrit dans «Sed Non Satiata», un désir, une passion torride, une allusion Messaline, la femme de l’empereur romain, Claude, toujours dans ses désirs sexuels, non satisfaite. «Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir ! Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure Des souvenirs dormant dans cette chevelure, Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir ! La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, Tout un monde lointain, absent, presque défunt, vit dans tes profondeurs, forêt aromatique ! Comme d’autres esprits voguent sur la musique, le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum» écrit-il dans «La chevelure», un port, un voyage vers l’ailleurs, un univers sensuel fait de l’ailleurs, de pays lointains, comme l’Asie et l’Afrique, la mer et le soleil, un monde spirituel, de profondeur, de fécondité et de paresse, source de création, un monde d’évasion, de souvenir et de résurrection. «Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco» écrit-il dans «Hémisphère dans une chevelure». Dans le poème «Poison», les délices de la vie, comme le vin ou l’opium : «Tout cela ne vaut pas le poison qui découle de tes yeux, de tes yeux verts, lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers. Mes songes viennent en foule pour se désaltérer à ces gouffres amers. Tout cela ne vaut pas le terrible prodige de ta salive qui mord, qui plonge dans l’oubli mon âme sans remord, et, charriant le vertige, la roule défaillante aux rives de la mort !» écrit-il. BAUDELAIRE est franchement conquis par Jeanne DUVAL «La très chère était nue, et, connaissant mon cœur, elle n’avait gardé que ses bijoux sonores, dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures. Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur, ce monde rayonnant de métal et de pierre me ravit en extase, et j’aime à la fureur les choses où le son se mêle à la lumière» écrit-il dans «Les bijoux».
Refusés par divers éditeurs, et conçus sous différents titres (Lesbiennes, Catéchisme de la femme aimée ou Corsaire-Satan), des extraits des « Fleurs du Mal» sont d’abord diffusés par la Revue des Deux-Monde du 1er juin 1855, puis intégralement publiés le 21 juin 1857, par Auguste POULET-MALASSIS (1825-1878), un imprimeur persécuté, emprisonné pour dettes et déporté lors de la Révolution de 1848 : «C’est le seul être dont le rire ait allégé mes tristesses en Belgique» écrit BAUDELAIRE. Il a placé son livre sous la protection des «Tragiques» de Théodore Agrippa d’AUBIGNE (1552-1630) pour qui «Il faut couler les exécrables choses dans le puits de l’oubli et que les esprits le mal ressuscité infectera les mœurs de la Postérité. Mais le vice n’a point pour mère la science et la vertu n’est pas la fille de l’ignorance». Et il précise «Dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine. Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est livre d’art pur, de singeries, de jongleries ; et je mentirai comme un arracheur de dents» écrit-il. Les «fleurs du Mal» resteront marquées par l’aura de scandale découlant du procès et de la condamnation du poète auquel s’attachait, par ailleurs, une légende négative tenace. «La sottise, l’erreur, le péché, occupent nos esprits et travaillent notre corps. Nos péchés sont têtus, nos repentir sont lâches. Sur l’oreiller, c’est Satan Trismégiste qui berce longuement notre esprit enchanté. C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent» écrit-il, en direction du lecteur. C’est Gustave BOURDIN, dans un article publié dans le «Figaro», qui a sonné l’hallali, une commande du Ministre de l’Intérieur, Adolphe-Augustin-Marie BILLAULT (1805-1863), en vue de la censure pour atteinte aux bonnes mœurs : «Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire ; il y en a où l’on n’en doute plus. L’odieux y coudoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assiste à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur ; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables» écrit-il le 5 juillet 1857. «Toutes ces horreurs de charniers ouverts à froid, ses abîmes d’immondices fouillées à deux mains et les manches retroussées devaient moisir dans un tiroir maudit. Et voilà, qu’au grand jour l’aigle s’est transformé en mouche, l’idole est pourrie et les adorateurs fuient en se bouchant le nez» ajoute Gustave BOURDIN. En plein Second Empire, sous Napoléon III (1808-1873), dernier monarque de la France de 1852 à 1870, BAUDELAIRE avait décidé de défier cette société ultraconservatrice «Le goût obstiné de Baudelaire pour la mystification a été moins dû peut-être à une manie du sarcasme, à une anomalie spirituelle, à un mépris maladif qu’à une propension à défier la société» écrit dans la préface de l’édition de 1923, Camille MAUCLAIR (1872-1940). «L’auteur des Fleurs du Mal se cassait constamment le cerveau pour se rendre absolument insupportable et il y parvenait. Il nous choquait presque tous, disons le mot, nous assommait, par son insupportable vanité, sa manie de poser, l’aplomb imperturbable avec lequel il débitait, sans en penser un mot, les sottises les moins divertissantes» renchérit Ernest FEYDEAU. Par conséquent, la vie de BAUDELAIRE, ce garçon raté, fut jonchée d’attaques sur son œuvre et sa personne, ainsi que de problèmes financiers. «Ce procès causa à Baudelaire un étonnement naïf. Il ne pouvait pas comprendre qu’un ouvrage de si haute spiritualité pût faire l’objet d’une poursuite judiciaire. Il se sentit blessé dans sa dignité de poète» écrit Charles ASSELINEAU. En effet, le 20 août 1857, BAUDELAIRE fut condamné à payer une amende de 300 francs et à supprimer six poèmes de son livre (Les bijoux, Le Léthé, A celle qui est trop gaie, Lesbos, Les femmes damnées, Les Métamorphoses du vampire). «Vos fleurs rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Une des rares décorations que le régime actuel peut vous accorder, vous venez la recevoir. La justice vous condamne au nom de ce qu’elle appelle sa morale ; c’est une couronne de plus» dit lui en réconfort, Victor HUGO. Le sulfureux recueil de poèmes, «Les Fleurs du Mal», mutilé par la justice impériale «Je me moque de tous ces imbéciles, et je sais que ce volume, avec ses qualités et ses défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré» écrit-il. Remanié en 1861, avec une dédicace à son ami Théophile GAUTIER, constamment enrichi au fil des années, ce recueil de poèmes n’a été réhabilité qu’en mai 1949, par décision de la cour d’appel de Paris ; la censure de la publication des six poèmes manquants des «Fleurs du Mal» fut levée, et la sentence du 20 août 1857 prononcée contre Charles BAUDELAIRE fut déclarée «nulle et non avenue», comme si elle n’avait jamais existé. Le poète fut complètement réhabilité.
Révolutionnaire dans sa poésie et dans son approche de l’art et de la musique, défenseur farouche de la liberté des moeurs, BAUDELAIRE dénigre le progrès et méprise le peuple. Sa vie, à la fois fastueuse et misérable, dissolue et magnifique, pitoyable et éblouissante, est celle d’un «paria de génie» écrit Jean-Baptiste BARONIAN. Mais BAUDELAIRE a déjà indiqué sa conception de l’art pour l’art «Si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique, et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. Aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème» écrit-il. Pendant longtemps, entre ange et démon, génie et dandy, jugé «tantôt comme un sévère éducateur d’âmes et tantôt pour un apôtre malfaisant» ; les partialités dans l’enthousiasme et le dénigrement étaient, à son propos, de règle» écrit Ernest RAYNAUD (1864-1936), dans la préface de l’édition de 1921 des «Fleurs du Mal». Ce qu’on appelle le style décadent «n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui déclinent : un style ingénieux compliqué, s’efforçant de rendre à la pensée ce qu’elle a plus ineffable. Ce n’est pas chose aisée que ce style méprisé des pédants, car il exprime des idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu’on n’a pas encore entendus» écrit Théophile GAUTIER.
Cet ouvrage est divisé en 6 parties, dont le Spleen de Paris ou petits poèmes en prose, un recueil posthume publié en 1869, est un manifeste de la modernité urbaine et industrielle, un moment décisif de l’histoire littéraire, une démarche singulièrement nouvelle, rejetant la versification. «Baudelaire est une origine. Il créé une poésie française après des siècles de fadeurs et de discours. Sa création annonce la grande mutation des valeurs, du rationnel à l’irrationnel, du prosaïsme de la pensée, au mystère de l’invention», écrit Pierre Jean JOUVE. Le dandysme s’incarne surtout dans la figure du poète maudit, qui sans cesse recherche le beau autour de lui et tente de le transmettre à ses contemporains, tandis que ceux-ci refusent de l’entendre et rejettent l’art au profit du matérialisme. En effet, au XIXème siècle, la bourgeoisie, nouvelle couche sociale, grande gagnante de l’industrialisation cherchent dans le passé la réponse aux besoins du présent et impose un académisme afin de légitimer son pouvoir, en passant des commandes aux artistes. Rejetant ces principes, BAUDELAIRE, dans sa modernité et son esthétique, traite de la vie quotidienne et non pas de la Nature ; il incarne le poète-peintre de la société dans sa fugitivité et ses métamorphoses. «Arrière la muse académique ! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. J’invoque la muse familière, la citadine, la vivante» écrit-il. Aussi, BAUDELAIRE s’intéresse aux êtres rejetés, mal-aimés, exclus, en traitant de l’évasion, du rêve, du voyage, de la femme, de l’amour, des déshérités, de la ville, de la foule et du temps. L’irrégularité, le péché, la maladie ou la mort, ce qui est difforme, n’est pas nécessairement, le Mal, mais l’incarnation de la beauté. Le Spleen de Paris fait référence à une mélancolie sans cause apparente et pouvant aller de l’ennui, la tristesse vague au dégoût de l’existence, le coup de cafard, neurasthénie, mais il ne s’agit pas d’une apologie du Mal, mais d’une puissante célébration de la rage de vivre ; l’Idéal est un monde d’ordre, de sens et de beauté vers lequel le poète tend. Dans son humanisme, BAUDELAIRE évoque la solitude des gens solitaires, avec le manque que l’on ne peut combler. Des thèmes déjà présents dans ses «Fleurs du mal».
Criblé de dettes, BAUDELAIRE s’installe, à partir d’avril 1864, en Belgique pour tenter de donner de gagner sa vie en donnant des conférences et publier une version définitive de ses oeuvres. A la suite d’une chute, devenu aphasique, sa mère le rapatrie en France. Le 31 août 1867, à quarante-six ans, Charles BAUDELAIRE s’éteint, de la syphilis, à Paris. Ironie du destin, il est enterré dans le même caveau que son beau-père, le général AUPICK, au cimetière de Montparnasse. «Charles Baudelaire est mort dans la force de l’âge, et sa robuste intelligence a résisté jusqu’au bout aux assauts d’une horrible névrose qui ne lui permettait plus l’usage de la parole. L’art dont le culte ardent a dévoré la vie de Baudelaire, fait en sa personne une perte considérable et dont l’étendue ne sera mesurée que plus tard lorsque l’histoire littéraire aura marqué sa vraie place à l’auteur des «Fleurs du Mal», cet étrange et magnifique bouquet de malédictions byroniennes, écrites dans une langue qui n’a d’analogue que celle du Dante» écrit Auguste VITU, dans «l’Etendard» des 3 et 4 septembre 1867. «De son vivant même son œuvre avait été brillamment acclamée par les esprits supérieurs de la poésie et de la critique, en même temps qu’elle était durement contestée par les hommes qui contestent tout ce qui est beau. Mais tour à tour louée et dénigrée, elle s’imposait au public par une puissance virtuelle, à laquelle nul n’a pu résister. L’avenir prochain le dira d’une façon définitive, si «Les Fleurs du mal» sont l’œuvre, non pas d’un poète de talent, mais d’un poète de génie ; et de jour en jour on verra mieux quelle grande place tient dans notre époque tourmentée et souffrante cette œuvre essentiellement française, essentiellement originale, essentiellement nouvelle» écrit Théodore de BANVILLE, dans «l’Etendard». «Si la gloire commence aujourd’hui pour Charles Baudelaire, l’histoire commence aussi avec elle. Devant cette tombe, la vérité réclame ses droits» écrit Charles ASSELINEAU, dans son oraison funèbre.
Prenant le contrepied de la doxa, fasciné par la mort, un ultime voyage, BAUDELAIRE avait consacré le dernier chapitre des «Fleurs du Mal» à ce thème «ô mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’encre ! Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, le plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau» écrit-il. Ainsi, l’artiste rappelle la fin inéluctable de chacun et considérée comme libératrice des turpitudes de la vie, de ce bas-monde porteur de vice, et elle permet de vivre dans la lumière du paradis. Cependant, dans son dernier voyage, balloté entre le Ciel et l’Enfer, BAUDELAIRE faisait une prière, non pas à Dieu, mais à Satan, incarnation du Mal, pour qui a de l’empathie, en raison de sa misère, mais aussi de sa puissance négatrice le réhaussant au rang de créateur ; il rejette le divin et la nature, et fait de la damnation volontaire une condition d’un art nouveau, du Beau et du Bien : «ô toi, le plus savant et le plus beau des ange, Dieu trahi par le sort et privé de louange ! ô Satan prends pitié de ma longue misère» écrit-il. BAUDELAIRE a lui-même autopsié ce qui se passe dans sa tête «J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. C’est une pyramide, un immense caveau qui contient plus de morts que la fosse commune. Je suis un cimetière abhorré de la lune où comme des remords trainent de longs vers qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus proches» écrit-il dans le Spleen de Paris. «C’est fini. Il est mort hier, à onze heures du matin, après une longue agonie, mais douce et sans souffrance. Il était d’ailleurs si faible qu’il ne luttait plus» écrit Théophile GAUTIER, son ami. Quelques mois plus tard, une seconde notice est publiée. Théophile GAUTIER y rend un magnifique hommage à BAUDELAIRE ; avec beaucoup de sensibilité et de délicatesse, et un talent évident pour les portraits littéraires, il a fait entrer dans l’intimité de l’immortel poète de tous les temps. «Charles Baudelaire, ne craignons pas de le dire, est, après les grands maîtres de 1830, le seul écrivain de ce temps, à propos duquel on ait pu prononcer fans ridicule le mot de génie» écrit Charles ASSELINEAU (1820-1874) un contemporain et biographe de BAUDELAIRE.
Demeuré largement incompris pendant longtemps, après une longue période de purgatoire, quelle est la place de BAUDELAIRE dans la postérité ?
Charles BAUDELAIRE avait ses détracteurs, dont, ZOLA et VALLES et plus tard, SARTRE, AYME, MAURIAC, CAMUS, mais surtout des admirateurs (Gautier, Asselineau, Huysmans, Daudet, France, Gide, Proust, Valéry, Benjamin, Bonnefoy). «Ayant relu les «Fleurs du Mal», j’y ai plus de plaisir que je n’en attendais, et j’ai été contraint de reconnaître, quoi qu’en aient dit des gens habiles, l’irréductible originalité de cet esprit incomplet. (…) Son influence, après sa mort, a été grande. Le baudelairisme n’est, peut-être pas, une fantaisie négligeable dans l’histoire littéraire. Victor Hugo, lui-même, n’a guère été répandu hors de France que par ses romans. Mais avec Baudelaire la poésie sort enfin des frontières de la nation. Elle s’impose même comme la poésie de la modernité. S’il est des poètes, plus puissamment doué que Baudelaire, il n’en est point de plus important» écrit l’académicien, Jules LEMAITRE (1853-1914). Cependant, devant cette prétendue morale conservatrice outragée, l’Histoire est un grand juge. BAUDELAIRE est maintenant, du haut son Olympe de la Postérité, loin de ces procès en sorcellerie ; il est autre chose que la «réponse frondeuse aux convenances du monde qui oppriment sa jeunesse. Baudelaire n ‘est pas un ascète ; Il a connu des hommes et des femmes, il s’est modifié à leur contact, depuis l’enfance jusqu’à la mort» écrit Pierre FLOTTES (1895-1994), un de ses biographes. Il fut un initiateur pour les symbolistes (surtout Mallarmé), Rimbaud et les surréalistes. Il est aujourd’hui un des poètes les plus appréciés, est reconnu comme un écrivain majeur de l’histoire de la poésie mondiale, est devenu un classique. C’est comme traducteur d’Edgar POE que BAUDELAIRE fut surtout apprécié de son vivant. «Baudelaire est au comble de sa gloire. Ce petit volume des «Fleurs du Mal» balance dans l’estime des lettrés les œuvres les plus illustres, les plus vastes. Il a été traduit dans la plupart des langues européennes» écrit Paul VALERY. «Baudelaire a prouvé qu’en dehors des cloîtres, il n’y a d’autre attitude pour le chrétien que la révolte. Les «Fleurs du Mal» ont proclamé la défaite de l’Homme devant la férocité des hommes, férocité qui semble avoir été pire depuis qu’elle s’enveloppe du bruit de tant de mensongères promesses» écrit John CHARPENTIER.
La vengeance de BAUDELAIRE est tardive, puisque le centenaire de sa mort a été dignement célébré en 1967, notamment avec un numéro spécial de la Revue d’histoire littéraire de France d’avril 1967. «Il a libéré les énergies éparses d’une poésie restée romantique, encore contenue, sentimentale, décente. Prisonnier de contradictions qui lui devinrent fatales, Baudelaire, privé d’amour, écrasé par la force d’inertie d’un siècle matérialiste, n’a certes pas maîtrisé sa vie. Mais il a mis tout son courage à habiter son œuvre, et à y chercher sa vérité» écrit Pierre BOISDEFFRE. Le bicentenaire de la naissance de BAUDELAIRE, le 9 avril 2021 a été célébré avec un grand faste. «Le temps détruit tout, et ses ravages sont rapides : mais il n’a aucun pouvoir sur ceux que la sagesse a rendu sacrés : rien ne peut leur nuire ; aucune durée n’en effacera, ni n’en affaiblira le souvenir ; et le siècle qui la suivra, et les siècles qui s’accumuleront les uns sur les autres, en feront qu’ajouter encore à la vénération qu’on aura pour eux» écrit Sénèque dans son «Traité de la brièveté de la vie», écrit Sénèque, dans son traité sur «la brièveté de la vie ». Pendant longtemps, Jeanne DUVAL est tombée dans les oubliettes «C’est toute une mémoire interdite, ou du moins qui ne transparaît jamais. Mémoire opaque qu’on ne peut évoquer sans susciter le soupçon de ces dieux que la France d’aujourd’hui : le journaliste aux ordres, l’historien oublieux, le politicien cauteleux, le sociologue doucereux, le présentateur de télévision précautionneux, le philosophe sérieux. C(est la dormeuse Duval, celle dont on ne parle jamais ou presque, noyée dans le sommeil de France, perdue dans la nuit du temps. Mémoire dormante, parole de nuit, eau profonde», écrit, en 2010, Michaël FERRIER, dans «Sympathie pour un fantôme». Le film de Régine ABADIA, diffusé au Musée d’Orsay, «La femme sans nom. Histoire de Jeanne et Baudelaire» a réveillé la Vénus noire encore plongée dans un long sommeil. Il est indéniable, que ces temps-ci, Jeanne DUVAL, par la création de nombreux écrivains, après deux siècles, comme une sans-papiers, est sortie de sa clandestinité : Raphaël CONFIANT, «La muse ténébreuse de Charles Baudelaire», Jean TEULE, «Crénom, Baudelaire !», Angela CARTER, «Vénus Noire», Michel FERRIER «Sympathie pour un fantôme», Karine EDOWIZA, «Jeanne Duval, l’aimée de Charles Baudelaire», IZLAIRE, «Mademoiselle Baudelaire», Emmanuel RICHON, «Jeanne Duval et Charles Baudelaire. Belle d’abandon», et bien sûr cette modeste contribution de votre serviteur que vous partagerez, sans modération.
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Bibliographie complète sur Médiapart ou mon blog
Paris le 14 janvier 2023 par Amadou Bal BA baamadou.over-blog.fr