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PROJET RETRAIT DES ENFANTS DE LA RUE : Un Flop Monumental

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Il fait à peine jour sur Dakar. Pendant que ses habitants, toujours en pleine course contre la montre, vaquent à leurs occupations, un petit groupe d’enfants discutent en bordure de route. “Fais voir ce que tu as récolté ! Moi, j’ai des morceaux de sucre et du pain ! Arrange-toi pour avoir plus d’argent qu’hier…’’, les entend-on se dire. Ils se préparent à une nouvelle journée de… mendicité. Les pieds nus, arborant des vêtements en haillons, la cohorte est un échantillon de ces milliers d’enfants errant, tous les jours, dans les artères de la capitale. La scène se déroule à l’entrée du marché de Grand-Yoff, sous le pont de la Patte d’Oie. Difficile de leur arracher un seul mot.

 Aux questions de savoir “D’où viennent-ils ? Pourquoi mendient-ils ?’’, ils opposent tous un silence de cathédrale. Sûrement, les instructions de ceux qui les poussent à faire chaque jour la manche ont été fermes. Sous nos cieux, les “enfants talibés’’ font partie du décor. Présents dans pratiquement toutes les rues de la capitale, reconnaissables à leur sébile, leur sort, visiblement, n’émeut plus. Frêle, les yeux hagards, le petit Ousmane se faufile entre les rangées des cars “Ndiaga Ndiaye’’ en partance pour Fann. Une scène assez fréquente à cet arrêt bus de l’Unité 22 des Parcelles-Assainies. La peau blanchie par le vent sec et la poussière, il tend la main à chacun des passagers. Si certains font mine de ne pas le voir, d’autres lui offrent quelques pièces.

De ce lot, émergent ceux qui, en silence, lui jettent un regard qui en dit long sur la pitié qu’ils ressentent à son égard. Haut comme trois pommes, Ousmane ne connaît pas son âge, mais sa silhouette laisse penser qu’il n’a pas plus de 5 ans. Il révèle venir d’un “daara’’ de la Médina, mais que ses parents vivent à Kolda. “Chaque matin, vers 4 h, le maître nous réveille. Après la prière, il nous demande d’apporter au moins 700 F. Au cas contraire, on n’aura pas de dîner. Souvent, il tape sur ceux qui n’ont pas la somme demandée’’, ajoute-t-il, l’air insouciant. Le petit pot qu’il tient sous le bras contie un sachet de morceaux de sucre et du riz. Ces dons en nature sont, selon Aïssatou Fall, une ménagère vivant dans la commune, une aide doublement bénéfique. “Je pense que la nourriture qu’ils reçoivent les aide à se nourrir, une fois à l’internat. D’un autre côté, nous avons besoin d’eux, lorsque nous avons des offrandes à faire. Ce n’est pas mal, ce sont des pratiques propres à notre culture’’. Et comme elle, beaucoup de Sénégalais pensent la même chose.

C’est sans doute ce qui fait dire à Jonathan Azevedo, responsable d’Ong, que “toute la société sénégalaise est coupable. Les gens se donnent bonne conscience, en offrant des pièces à ces enfants. Pourtant, cet acte ne fait qu’accentuer le phénomène’’. Il estime que la mendicité des enfants a encore de beaux jours devant elle, tant que ces enfants sont utilisés “comme des réceptacles d’offrandes, d’aumônes recommandées par un marabout’’. Pour ces enfants, marcher des kilomètres est une habitude parfois jusqu’au soir, dans le but unique de rapporter au maître la somme journalière. Omar Sall, maître coranique à l’Unité 14 des Parcelles-Assainies, déplore cette situation. “Ceux qui utilisent le nom de Dieu pour exploiter ces enfants ne croient en rien. Malheureusement, ils salissent l’ensemble des maîtres coraniques. La mendicité n’a rien à voir avec la religion’’, affirme-t-il.

En cette période de climat froid, chaque jour, dans les rues de la capitale, des enfants, pieds nus, bol ou pot en main, errent dans les rues. Pourtant, en 2016, on parlait de leur retrait des rues. Malgré les interpellations des Ong et des mesures drastiques annoncées par le gouvernement, le problème persiste.

PRISE EN CHARGE Un Etat qui agit timidement

Le Centre d’écoute et d’orientation pour enfants en situation difficile Guindi, représente l’outil étatique en matière de protection de l’enfance. Pourtant, à lui seul, il ne peut accueillir tous les enfants à prendre en charge. En effet, une fois retirés de la rue, ils sont admis au centre où ils bénéficient de soins gratuits et sont ensuite retournés à leurs familles par une médiation, après des enquêtes sociales. Une équipe assure le suivi de la vie de famille de l’enfant. Selon le directeur adjoint du centre, Etienne Ndiaye, rien ne bloque l’adoption de la loi sur le statut du “daara’’. A l’en croire, ce n’est qu’une question de temps. Quant au retrait des enfants de la rue, il explique: “La première phase, en2016,a été très difficile, à cause de l’objection des marabouts. En 2018, il y a eu une deuxième phase sans trop de contestations. 1 547 enfants ont été retirés en2016et647en2018’’. Il affirme que l’on peut, aujourd’hui, se féliciter du fait que ces enfants ne sont pas retournés au “daara’’, mais à leurs familles respectives. “C’est un phénomène socio-culturel. Aussi, parfois, à la fin du mois, l’argent mendié par l’enfant est partagé entre les parents et le maître coranique’’. L’heure est, en  ce moment, à la tournée des écoles coraniques et, donc, à l’écoute et à la sensibilisation des maîtres coraniques. Ensuite, suivra la phase dissuasive. Tout “daara’’ non moderne ne répondant pas aux normes sera éliminé. Il plaide pour une implication du ministère de la Santé, celui de l’Intérieur et celui de la Famille. A l’heure où toutes les parties prenantes l’accusent, le gouvernement peint une situation contrôlable. “La loi sera adoptée sous peu et son application sans délais ’’, affirme M.Ndiaye. Des enfants étrangers impliqués dans le trafic A Dakar, l’on compte parmi les enfants mendiants des Guinéens, des Gambiens, des Bissau Guinéens qui, selon les Ong, sont la preuve de la faiblesse des lois  ou même de ceux qui doivent les faire appliquer. Ainsi, contrairement à d’autres pays de la sous-région, le Sénégal est la porte ouverte à bon nombre d’exploitants confortés dans l’idée d’une absence totale de sanctions. Selon nos sources, le phénomène serait plus accru à Saint-Louis où ces enfants étrangers sont utilisés comme domestiques par les populations ou encore détenus dans les prisons pour actes de vandalisme. “Si l’on y prend garde, la prochaine armée de notre pays risque de naître de ce groupe d’enfants’’, confiait le maire de Saint-Louis à une de nos sources. Ce dernier serait lié dans sa volonté d’agir contre ce phénomène par le pouvoir en

RAMA DIALLO TALL (SOCIO-ANTHROPOLOGUE) “C’est à l’Etat de prendre le bâton et de faire appliquer les lois’’

Le docteur Rama Diallo Tall, socio-anthropologue au Département de sociologie de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, pense que les responsabilités sont partagées. Que l’Etat du Sénégal a encore la main lourde quant à l’application des différentes lois en vigueur. Dans cet entretien, la spécialiste de la protection sociale des enfants revient sur l’origine de la mendicité.

Les enfants mendiants, communément appelés “talibés’’, sont omniprésents dans la capitale. Quel tableau dressez-vous de la situation de ces enfants ?

Le phénomène prend de l’ampleur, d’année en d’année, et il est difficile de donner le nombre exact d’enfants mendiants évoluant dans les rues. Human Rights Watch parlait, dans son dernier rapport, de 30 000 enfants à Dakar. C’est d’autant plus complexe que l’Etat n’a toujours pas réussi à recenser tous les “daara’’ que compte le pays, parce que beaucoup sont clandestins. Il faut aussi faire une différence entre les enfants talibés et ceux qui ne le sont pas. Dans la rue, on trouve des enfants accompagnateurs de mendiants, des enfants qui accompagnent leurs parents handicapés. Ce ne sont pas des talibés, mais ce sont des enfants qui évoluent quand même dans la rue, alors que leur place est à l’école. Cette une catégorisation qu’il faut faire pour, je pense, mieux cerner le problème, même si la plupart d’entre eux proviennent des “daara’’. Pourtant, en 2016, beaucoup croyaient à une résolution du problème, avec l’avènement du projet “Retrait des enfants mendiants de la rue’’, en plus du projet de loi portant sur le statut du “daara’’. Cependant, plus de deux ans après, les choses sont toujours au même niveau, voire pires… Effectivement. L’Etat a retiré quelques enfants, les a mis dans des centres. Ensuite, on les a retournés à leurs parents. Mais il n’y a pas d’alternative. Les familles de ces enfants vivent dans la même situation, les mesures de protection sociale n’ont pas suivi cette décision de retrait. Le centre Guindi est pratiquement le seul centre d’accueil du ministère de la Protection de l’enfance. Pourtant, vu la situation, il en faut plus. Après ces opérations de retrait, les maîtres coraniques concernés n’ont subi aucune sanction et lorsqu’on a voulu interdire la mendicité des enfants, les marabouts se sont levés et se sont ligués contre l’Etat. Ce fut pareil, quand l’Etat a évoqué la modernisation des “daara’’. Ils ont dit non, prétextant que cela revient à copier sur l’Occident. L’Etat a ratifié plusieurs lois et conventions, la loi de 2005 est là, mais tous ces textes ne sont pas appliqués. Je pense, personnellement, que cette volonté de modernisation est politique. Parce qu’en regardant de plus près, est-ce ce dont ont réellement besoin les “daara’’ ayant le plus d’enfants ? La modernisation des “daara’’ implique l’introduction de l’anglais et du français dans l’enseignement.

 Qu’en serat-il des “daara’’ comme celui de Coki où les enfants apprennent déjà ces langues ? Peut-on parler de modernisation pour ce “daara’’ ?

 Je pense qu’il faut repenser cette notion de “daara moderne’’ et surtout revoir la cible. Quand vous allez à Touba, à Pire ou à Coki, vous trouvez des “daara’’ très bien organisés, où il existe une auto-prise en charge. Ce ne sont pas comme les “daara’’ clandestins que vous trouvez à chaque coin de rue de Dakar où un maître coranique squatte un bâtiment inachevé. Les enfants de ces “daara’’ ne mendient pas, tout simplement parce que les anciens pensionnaires y investissent de l’argent. Le “daara’’ les prend en charge et ils ne rentrent chez eux que lors de la fête de Tabaski. Donc, juste pour dire qu’il y a des exemples de “daara’’ qui fonctionnent très bien et que tout n’est pas à peindre en noir. Dans cette affaire qui n’a que trop duré, si vous deviez situer les responsabilités… Je pense qu’aujourd’hui, le principal responsable de cette situation, c’est l’Etat. C’est à lui de prendre le bâton et de faire appliquer ces lois. D’un autre côté, la communauté est aussi responsable. D’abord, les parents qui doivent assurer l’éducation de leurs enfants, ce n’est pas raisonnable de laisser son enfant à la charge d’une autre personne. L’enfant peut aller apprendre et rentrer chez lui après, mais  pas y élire domicile. Même s’il doit faire des études coraniques, il faut que les parents fassent le bon choix quant aux “daara’’. Les “daara’’ clandestins sont à éviter, parce que là-bas, ils passent plus de temps dans la rue qu’à apprendre le Coran. A côté des parents, il y a le reste de la communauté qui, d’une part, encourage cette exploitation par le culte de l’aumône. Nous sommes un pays où la religion pèse certes, mais le Sénégalais aime voir le marabout. Ce dernier lui recommande souvent de donner ceci ou cela et il se trouve que le receveur est dans la plupart des cas un talibé.

Donc, nous aussi, nous encourageons ou plutôt nous tolérons la présence de ces enfants dans la rue, parce qu’ils font partie de notre quotidien. D’un point de vue sociologique, qu’est-ce qui est à l’origine de la mendicité des enfants ?

 La mendicité a toujours existé, mais pas sous cette forme que nous voyons actuellement. Auparavant, certains parents, pour socialiser leurs enfants, les envoyaient chez des marabouts. Ils y apprenaient le Coran, mais rentraient chez eux, tous les soirs, sans y passer la nuit. Ainsi, ces enfants n’étaient pas à la charge des maîtres coraniques. Une fois dans les “daara’’, on les envoyait demander l’aumône pour les forger aux aléas de la vie. L’enfant ne perdait pas sa dignité. Plusieurs valeurs telles que l’humilité leur sont transmises. De plus, il y avait celles qu’on appelle les “ndèyou daara’’ pour prendre quelques condiments pour le repas. Au fil du temps, cela a persisté et aujourd’hui on assiste à tout autre chose. Certains parents envoient leurs enfants sans un accompagnement financier. Ces derniers sont entièrement pris en charge par le marabout. N’ayant pas les moyens de s’occuper de ces enfants, les maîtres coraniques les envoient dans la rue mendier. Ils demandent aussi aux enfants de ramener de l’argent, en exigeant une certaine somme journalière, 400, 500 ou 600 F Cfa, selon les “daara’’. Cela a pris de l’ampleur. Tout le monde le voit. Sous cette forme, on ne parle plus d’éducation, ni de socialisation, mais plutôt d’exploitation des enfants par la mendicité. A mon avis, la principale cause de ce problème, c’est la précarité dans laquelle vivent plusieurs familles. La pauvreté qui sévit dans les ménages ne permet pas aux parents de prendre leurs responsabilités. Lorsque des parents n’arrivent pas à nourrir leurs progénitures, de leur assurer le strict minimum pour vivre, ils les envoient à l’école coranique. Et la plupart du temps, c’est une sorte d’échappatoire.

Quelles peuvent être les conséquences sur ces enfants soumis à la mendicité ?

 L’enfant est vulnérable. Imaginez un enfant de 6 ans qu’on prend et qu’on envoie dans la rue. Et au niveau du “daara’’, l’enfant est frappé, il ne mange pas à sa faim. Son développement physique et intellectuel prend un coup. Un enfant a besoin de protection. Si on le laisse à la merci des prédateurs sexuels et des exploitants, les conséquences peuvent être fatales. Combien d’enfants meurent dans la rue au Sénégal ?…

 Aujourd’hui, vu la situation, que faut-il faire, à votre avis ?

 La seule solution, c’est que la loi soit appliquée. Grâce à son application, les parents ne laisseront plus leurs enfants dans la rue. Si elle l’est et que l’on retire ces enfants de la rue, cela doit être accompagné de la sécurité sociale. C’est très important. Je tiens aussi à rappeler que le problème des enfants talibés est assez sensible, surtout que les religieux se sont ligués contre l’interdiction de la mendicité, quand le président l’avait soulignée en 2016. Je pense qu’il faut s’asseoir autour d’une table et discuter, parce que, quoi qu’il arrive, nul n’est au-dessus de la loi. Il revient à l’Etat de protéger ses citoyens, hommes, enfants ou femmes.

COMMENTAIRE : Quand l’Etat recule…

 Tout porte à croire que la problématique des enfants mendiants est le dernier des soucis de l’Etat du Sénégal. Entre le recul observé dans sa volonté d’interdire la mendicité, devant la levée de boucliers des maîtres coraniques, et une loi qui peine à être adoptée, il y a de quoi se poser des questions. La mesure exagérément médiatisée du retrait des enfants de la rue de 2016, n’était finalement que de la poudre aux yeux pour un peuple qui, lui, y a vraiment cru. Avancer d’un pas et reculer de trois, telle a été l’attitude du gouvernement qui dit agir, mais qui, dans les faits, croise les bras et bloque même des tentatives d’éradication du problème. Nos dirigeants protègent des exploitants, des maîtres coraniques qui, dans le fond, n’en sont pas, tout simplement, par peur de soulever leur colère. Dans cette affaire, l’Etat protège ses intérêts, tout simplement. Sinon, comment expliquer une volonté exprimée et qui n’arrive point à solutionner la question, quand on sait que l’instigateur tient en main les cartes du jeu. Concertation il y a eu, il y en aura toujours, mais vu l’ampleur de la situation, vu le nombre d’enfants morts par maltraitance et négligence coupable, parfois dans la rue, la concertation est loin d’être le levier adéquat à activer. Il faut agir. Parce que force reste à la loi. Agir en proposant des alternatives durables, agir en soignant les plaies nées d’une absence de protection sociale. Dans ce cadre, la politique en tant que gestion de la cité doit prendre tout son sens et englober les groupes les plus vulnérables. La mendicité, l’exploitation des enfants ne peut se résoudre par un semblant de retrait, si l’on considère les mille talibés qui sont retournés dans les “daara’’, après le retrait de 1 547 d’entre eux. Cette mesure éphémère devrait servir de leçon, puisqu’aujourd’hui, on est encore au point de départ. Un Etat qui se respecte prend soin de ses enfants, car constituant l’avenir. Un Etat qui se respecte pose des actes qui s’inscrivent dans la durabilité. Et enfin, un Etat dit de droit applique la loi. Est-ce le cas, aujourd’hui, au Sénégal ?

Dossier realisé par ENQUETE

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