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Plaidoyer pour le « bon sexe », celui qui nous fait vraiment du bien

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Combien de temps va-t-on nous vendre les mêmes fantasmes de brusquerie, de mots grossiers, d’abus divers ? Mépriser la tendresse est un luxe pour élites surchouchoutées. (KYLE MONK / PLAINPICTURE / BLENDIMAGE)

Zone interdite, zone limite, zone grise : au royaume post-Weinstein, les métaphores se suivent et se ressemblent. La zone blanche, la zone de confort pourrait-on dire, reste la grande muette de nos débats sur le consentement : au fait, à quoi ressemble le « bon » sexe ? C’est quoi, la sexualité consensuelle – incontestable ?

Plutôt que de balayer la question d’un revers à la Federer (« le bon sexe, c’est quand les gens sont contents »), posons-la sérieusement. Une très populaire tribune parue récemment dans The Week analyse ainsi nos représentations très genrées du « mauvais » sexe : les hommes s’ennuient… et les femmes ont mal. La zone blanche masculine se définit par la survenue d’un orgasme. La zone blanche féminine consiste à ne pas ressentir d’inconfort physique ou émotionnel. Or si nous persistons à utiliser les mêmes mots pour évoquer des réalités aussi différentes, nous sommes encore dans le malentendu.

La zone blanche compte un solide paquet de détracteurs. Il suffit d’observer ce que les anti-#metoo associent à la zone grise (de la galanterie aux nus d’Egon Schiele, excusez du peu) pour dessiner, en creux, une sexualité blanche « sans » : sans grande histoire (Balthus, l’enlèvement des Sabines), ni petites histoires (personnelles). Une zone blanche sans audace ni excentricités, sans maladresses, sans humour, sans objets sexuels ni salopes, et puisque le mot doit être lâché : sans liberté. Puritaine. Réactionnaire. Paternaliste.

Evidemment, dit comme ça, on préfère encore retournerjouer au Scrabble. Mais revenons un instant sur Terre. La sexualité est toujours cadrée, quoi qu’on en dise. Les orgies ont leur dress-code. La jouissance a ses mécanismes. Le Vrai Grand Dérapage nous ferait terminer en prison. Nous pouvons bien sûr rêver d’une sexualité comme espace d’absolue liberté (bien encouragés en cela par le contexte de notre découverte des plaisirs charnels : statistiquement, nous perdons notre virginité entre la conduite accompagnée et le droit de vote), mais la biologie, la sociabilité et la loi resserrent sérieusement le champ des possibles. Nous ne sommes pas tout-puissants. Idéalement, passés notre cinquième anniversaire, nous ne devrions plus souhaiter l’être.

La zone blanche est drôle, riche, jubilatoire

Ce principe de réalité se heurte à un érotisme made in France archi-snob, défendu par des élites culturelles qui piochent leurs références moins en backroom qu’à la bibliothèque. Cet érotisme-là se fiche pas mal de nos zones blanches. Il porte une subversion d’autant plus brutale qu’elle reste confinée dans notre imaginaire. Aucune personne physique n’est maltraitée – si Sade avait effectivement violé et découpé des petits garçons en brochettes, nul doute que notre célébration de son talent prendrait du plomb dans l’aile (les sévices infligés par Sade sur des femmes adultes, en revanche, passent comme une lettre à la poste).

Reprenons : notre érotisme repose sur des références fictionnelles élitistes. Or quelle est la fiction préférée des personnes surprotégées ? La prise de risque. Sur quoi fantasme-t-on dans un environnement de codes sociaux lourds ? Sur le dérapage. Nous désirons ce qui nous échappe. D’où l’hallucinante violence de grandes bourgeoises fantasmant le viol (et pourquoi pas ?), donnant du haut de leur hôtel particulier des leçons de courage aux usagères du métro. Même dynamique chez les hommes hurlant à l’anéantissement d’une sexualité délicieusement dangereuse et glissante : un homme n’est jamais en danger pendant un rapport sexuel, sauf si un grizzli affamé passe dans le coin (c’est rare sur la ligne 13).

Pourquoi ne pas remettre au centre du jeu les possibilités érotiques qui ne font de mal à personne et permettent de parler la même langue ?

La zone blanche serait pour les oies blanches : le missionnaire du samedi soir. Prévisible, banal, ennuyeux. Vraiment ? Quid alors de la confiance et du dialogue permettant sinon la prise de risque, du moins des escapades érotiques ? Que reste-t-il du BDSM sans délimitation d’un accord ? La liste est longue des pratiques qui se passent mieux quand on va bien : la sodomie, l’échangisme, le libertinage… et, certainement, le missionnaire du samedi soir. On pourrait d’ailleurs proposer une équation pratique : plus un fantasme repose sur ses éléments « gris » (douleur, peur, culpabilité, humiliation, contrainte), plus ses contours seront définis… voire contractualisés (non par pruderie mais par instinct de survie).

Un énorme chantier post-Weinstein va consister en outre à réérotiser la zone blanche. Car combien de temps va-t-on nous vendre les mêmes fantasmes de brusquerie, mots grossiers, abus divers ? A force de creuser la zone grise, ne la connaît-on pas par cœur ? La surenchère de ces thématiques ne masque-t-elle pas une infinie resucée du même ? Mépriser la tendresse est un luxe pour élites surchouchoutées. Quant à considérer le consentement comme ennuyeux, on atteint le contresens total. La zone blanche est drôle, riche, jubilatoire. Elle mérite toute sa place dans les canons de l’érotisme – un rééquilibrage nécessaire et qui pourrait, au passage, permettre aux arts et lettres de renouveler leur répertoire.

Zone grise, la misère

Nous disposons pour ce faire d’outils modernes intéressants : le mouvement sexe-positif, bien sûr, mais aussi notre propre imagination. Pourquoi ne pas remettre au centre du jeu les possibilités érotiques qui ne font de mal à personne, et permettent de parler la même langue ? Les caresses, massages, chatouilles, les jeux de texture et de chaleur, de titillements et de souffle.

La réhabilitation des pratiques hors pénétration. La conversation plutôt que le silence. Le compliment plutôt que l’humiliation. L’acceptation de l’entièreté physique plutôt que son découpage en organes. Le soin de son individualité radicale, plutôt que sa dissolution dans du sexe de groupe qui nous condamne à rester des inconnus. Le love-sex plutôt que le hate-sex ou le dirty-talking. L’œil et les autres sens, plutôt que la caméra. L’attention plutôt que le rapport expédié. La découverte en profondeur plutôt que l’accumulation de coups d’un soir. La réinvention de soi par l’autre, la célébration des dynamiques de couple – faire l’amour de mille manières différentes avec la même personne, plutôt que faire l’amour de la même manière avec mille « partenaires ».

Chérir les vulnérabilités plutôt que les exploiter. Célébrer les différences individuelles plutôt que limiter son désir à des critères étroits. Erotiser les hommes. Honorer son corps plutôt que l’instrumentaliser. Redonner ses lettres de noblesse à une très saine arrogance : non, désolée, personne n’a le droit de me blesser, de m’importuner. Personne n’a le droit de déraper sur mon corps sous les applaudissements du public.

La zone grise méprise le sexe conjugal, consentant, vanille – elle voudrait se démarquer absolument du peuple, et tant pis s’il faut pour cela amputer la sexualité de ses capacités de réconfort, de lien et de réparation. La zone blanche ne méprise rien ni personne : elle n’existe que dans le respect de ses camarades de route. La zone grise enferme dans la solitude, la zone blanche permet un véritable rapport. La zone grise est une forme de masturbation : pourquoi pas ? Mais qu’on ne vienne pas prétendre que les autres options sont moins excitantes. Ce serait un comble. Zone grise, la misère.

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