DERNIERES INFOS
S'informer devient un réel plaisir

Makhtar Diop : « Le capital humain est souvent oublié dans les plans émergents africains »

0

Le vice-président de la Banque mondiale pour les infrastructures estime que les Etats du continent ne doivent pas se contenter de la croissance mais préparer l’avenir.

Diplômé en finance de l’Ecole supérieure des sciences commerciales appliquées de Paris et en économie de l’Université de Warwick (Royaume-Uni), Makhtar Diop, âgé de 58 ans, a débuté sa carrière dans les années 1980 en tant qu’analyste financier dans le secteur bancaire. De 1997 à 2000, le natif de Dakar a travaillé en tant qu’économiste au Fonds monétaire international (FMI) avant d’entrer dans le gouvernement de Moustapha Niasse en avril 2000, comme ministre de l’économie et des finances du Sénégal.

Makhtar Diop est arrivé à la Banque mondiale en 2001, où il a notamment occupé les postes de directeur des opérations pour le Kenya, la Somalie et l’Erythrée, puis directeur des opérations pour le Brésil et, de janvier 2012 à juin 2018, la fonction de vice-président chargé de l’Afrique, devenant ainsi le premier Africain francophone à occuper ce poste. Depuis le 1er juillet, ce « passionné d’économie » est vice-président pour les infrastructures de l’institution de Bretton Woods, un poste hautement stratégique pour le continent.

En quoi consistent vos nouvelles fonctions ?

Makhtar Diop Ce département nouvellement créé englobe les transports, l’énergie, les industries extractives, le développement digital et le partenariat public-privé. Il ne s’agit plus seulement de construire des routes, de fournir de l’électricité, mais de veiller à ce que tout cela se fasse de manière soutenable et dans la durée. Je serai également chargé d’inciter le secteur privé à investir plus intensivement dans les infrastructures, de veiller à la mobilisation de l’épargne internationale pour leur financement et de préparer les pays en développement à l’économie digitale. Mon équipe et moi-même sommes appelés à travailler de manière plus transversale, à créer des synergies et à aider les Etats à mettre en place ou à harmoniser des cadres juridiques régionaux plus favorables aux investissements.

Quel regard portez-vous sur l’échec des différentes initiatives prises pour accélérer l’accès de l’Afrique à l’électricité ?

Il y a eu au cours des cinq dernières années un intérêt très marqué pour l’électrification en Afrique. Plusieurs acteurs, dont l’ancien ministre français Jean-Louis Borloo, souhaitaient pousser cette question dans l’agenda international. Ils ont réussi à créer un courant d’opinion. Cela dit, en la matière, l’Afrique a fait d’énormes progrès grâce à des investissements privés. Il y a, aujourd’hui, un surplus d’électricité dans plusieurs pays, dont le Ghana.

Il y a quelques années, le secteur énergétique était interdit aux privés au motif qu’il était stratégique. Ce type de débat n’a plus cours et il faut s’en féliciter. Les difficultés se situent sur un autre plan. Presque partout, les sociétés de distribution d’électricité sont dans une situation financière inquiétante. A titre de comparaison, les sociétés de distribution d’eau sont plutôt bien gérées. Il faudra donc prendre des mesures courageuses afin d’améliorer leur gestion. C’est indispensable si l’on veut accélérer l’accès des populations à l’électricité. La Kenya Power and Lighting Company donne le bon exemple.

Grâce à une gestion rigoureuse, elle a directement accès au marché international financier sans passer par le Trésor public kényan. Par ailleurs, beaucoup de pays ont décuplé l’accès à l’énergie grâce aux renouvelables. A titre d’exemple, la matrice énergétique de l’Ethiopie est aujourd’hui « verte » à près de 80 %.

Comment faire pour que les populations puissent profiter des fruits des indicateurs positifs de l’économie africaine ?

Les politiciens et une partie de la population répètent à l’envi que la croissance ne se mange pas. Pourtant, lorsqu’elle émane d’un secteur à haute teneur capitalistique comme les services, les populations en sont les premiers bénéficiaires. C’est le cas dans les télécommunications au Sénégal. Il faut donc faire en sorte qu’il y ait plus de croissance dans des secteurs créateurs d’emplois, réduire les coûts de production, améliorer la qualité des services et l’environnement des affaires au profit, surtout, des investisseurs locaux. C’est indispensable, même si les pratiques bancaires en Afrique n’encouragent pas les petits épargnants à investir sur le long terme.

Pour un même montant d’emprunt qu’un homme d’affaires asiatique, l’investisseur africain est obligé de faire du revolving, de se battre avec des taux d’intérêt qui changent continuellement. L’investissement sur le long terme est pourtant capital si l’on veut créer des emplois. On doit également passer d’une échelle des valeurs locale à une échelle de valeurs régionale. Guangzhou [en Chine] ne serait pas l’extraordinaire pôle industriel qu’elle est devenue sans sa proximité géographique avec Hongkong. Enfin, il faudrait encourager la transformation de nos produits agricoles sur place. Nous avons initié récemment en Côte d’Ivoire deux projets d’un montant global de 500 millions de dollars destinés à transformer sur place la noix de cajou et la fève de cacao.

La croissance économique d’un pays comme le Ghana est-elle vouée à l’échec si ses voisins ne suivent pas le mouvement ?

Pas obligatoirement, mais on pourrait assister à un ralentissement de la croissance ghanéenne si ses voisins ne sont pas au diapason. Pour réduire la pauvreté en Afrique, il faudrait parvenir sur plusieurs années à un taux de croissance général compris entre 7 % et 9 %.

Les pays africains ont-ils tiré des leçons du passé ? Ont-ils suffisamment diversifié leur économie ?

Pas assez, à mon sens. Mais, au-delà de la diversification, il leur faudra apprendre à épargner pour les générations à venir. Ces dernières années, ces pays n’ont pas créé assez d’amortisseurs pour leur permettre d’épargner, de faire front dans les périodes difficiles et de tenir dans la durée. Les pays où l’on a découvert récemment du gaz et du pétrole doivent, par exemple, tirer des leçons de ce qui s’est passé ailleurs, notamment en Angola et au Congo-Brazzaville, pour ne pas répéter les mêmes erreurs.

Que recommanderiez-vous à deux Etats aussi différents que l’Ethiopie, dont le régime est dirigiste, et le Ghana, célébré pour sa gouvernance démocratique ?

Je n’aime pas faire de recommandations. Chaque pays a une histoire singulière et des institutions qui sont le produit de dynamiques internes. Il serait illusoire de penser qu’on puisse avoir des institutions et un contrat social identique pour l’ensemble des Etats. L’Afrique du Sud n’est pas l’Ethiopie. Et le Kenya n’est pas le Sénégal.

Vous ne tranchez donc pas dans le débat actuel entre le modèle ghanéen et le modèle rwandais ?

Il n’y a pas de modèle, mais une série d’expériences. Les choix politiques du Rwanda sont inséparables du génocide de 1994. Il n’y a pas beaucoup de pays au monde qui aient perdu du jour au lendemain un million d’habitants dans une tragédie de ce type.

Comment le continent peut-il avoir un sous-sol et des fonds marins si riches et demeurer si pauvre ?

L’une des causes de cette situation me semble être d’ordre institutionnel. Peut-on se développer en copiant des institutions et des codes importés ? Je laisse les juristes répondre à cette question. A cela, j’ajouterai la baisse générale du niveau de l’éducation…

Baisse de niveau dans l’éducation due en partie aux programmes d’austérité imposés par le FMI et la Banque mondiale à ces pays dans les années 1980 et 1990…

Tout le monde a sa part de responsabilité dans cette situation déplorable. L’accent a été mis, ces dernières décennies, sur l’accès du plus grand nombre à la scolarité au détriment de la qualité. Le contenu de l’éducation est aussi en cause. Seuls 22 % des Africains reçoivent une formation dans les sciences, l’ingénierie et les mathématiques. C’est insuffisant.

Une partie de l’opinion africaine est persuadée que l’Occident et d’autres acteurs internationaux veulent coûte que coûte les maintenir au bas de l’échelle…

Possible, mais lorsqu’on est parvenu à ce constat, que fait-on ? Faut-il se croiser les bras, passer d’un cénacle international à un autre pour se plaindre et attendre que le monde se fasse sans nous ? Plein de pays qui ont été exploités se sont relevés à force de rigueur dans le travail et d’ingéniosité. Prenons l’exemple du commerce interafricain. Les barrières douanières entre pays africains n’ont pas été établies par les Occidentaux ni par le FMI ou la Banque mondiale, mais bien par les Etats africains eux-mêmes. Je reste malgré tout un optimiste indécrottable. Les discours des dirigeants africains changent et les actes suivent. La décision récente de créer une zone de libre-échange continental, la ZLEC, et l’ouverture prochaine du ciel africain à la concurrence illustrent ce vent de changement.

Depuis quelques années, plusieurs pays annoncent de manière tonitruante leur « émergence » : le Sénégal, le Bénin, la Côte d’Ivoire. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Avoir une aspiration de développement économique et des ambitions pour son pays est une excellente chose. Des pays comme le Rwanda ou l’Ethiopie se fixent des objectifs raisonnables et essaient de les tenir. Ils ont des plans rigoureux avec des objectifs chiffrés et mesurables. La réalité doit aller au-delà des simples formules. L’émergence suppose, par exemple, un accès ininterrompu à l’électricité. Elle implique des coûts maîtrisés, une qualité des services fournis au public. Elle suppose aussi que les agences de régulation font leur travail. Je ne suis pas sûr que tous ces critères soient réunis dans nombre de pays africains affichant leur « émergence ».

Les institutions, tout comme l’administration, doivent fonctionner et être au service des citoyens. Il faudrait, enfin, accepter d’être comparé à d’autres, y compris hors du continent. Quand un tiers du budget d’un pays va dans l’éducation, le public est en droit d’attendre des résultats. Le capital humain, pourtant essentiel, est souvent oublié dans les plans émergents africains qui se réduisent parfois à un listing d’infrastructures.

Vous est-il arrivé, en tant qu’Africain, d’être en porte-à-faux avec une règle édictée par l’institution qui vous emploie ?

Je ne pense pas être schizophrène, mais je me demande pourquoi on ne pose jamais cette question à mes collègues européens et asiatiques [rires]. C’est un honneur pour moi de travailler pour la Banque mondiale et de pouvoir apporter à l’institution l’expérience que j’ai acquise dans mon pays, le Sénégal, ou au Kenya et au Brésil. Si j’avais eu un désaccord fondamental avec mon employeur, je ne serais pas au poste où je suis.

source: Le monde

laissez un commentaire