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La dépénalisation de l’avortement, un débat ouvert

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Petits cadavres de bébés retrouvés dans des sacs plastique, sur des parkings ou des terrains vagues… Régulièrement, la presse sénégalaise se fait l’écho de ces macabres découvertes devenues au fil des années un fléau d’envergure dans le pays. D’après l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), les procès des mères incriminées représentaient même 25 % des affaires jugées dans les tribunaux d’assises en 2012. Pour le moment, à ce crime, la prison reste la seule réponse apportée par la société.

La dépénalisation de l’avortement pourrait-elle en être une autre ? La question est posée, car le Sénégal compte parmi les pays les plus restrictifs au monde en matière d’avortement : l’interruption volontaire de grossesse (IVG) y est purement et simplement interdite. Sans conditions. Une grossesse non désirée issue d’un viol ou d’un inceste ne fait pas exception à la règle. Et pourtant, plusieurs acteurs de la société civile se battent pour que le pays légalise l’avortement médicalisé, dans les conditions stipulées par le protocole de Maputo.

Qui sont-ils ? Une libéralisation de la loi est-elle envisageable ? Marième N’Diaye, chercheuse au CNRS, a répondu à ces questions.

Quelle est la législation actuellement en cours au Sénégal ?

L’avortement est interdit par le Code pénal. L’article 305 punit en effet les femmes y ayant eu recours d’une peine pouvant aller de six mois à deux ans de prison et d’une amende comprise entre 20 000 et 100 000 F CFA. Les personnes qui ont procuré ou tenté de provoquer un avortement à une femme enceinte sont condamnées plus sévèrement encore : les peines vont de un à cinq ans de prison. Quant aux médecins et personnels de santé, ils risquent au minimum cinq ans de suspension, voire l’interdiction d’exercer. En revanche, l’article 35 du code de déontologie médicale autorise tout de même ce que l’on appelle « l’avortement thérapeutique », pour sauver la vie de la mère. Mais la procédure est lourde : l’accord de trois médecins est nécessaire, et le protocole de décision doit être adressé sous pli recommandé au président de l’ordre des médecins pour déclencher la procédure. Il faut également savoir que les médecins ont une clause de conscience. Ils peuvent donc tout à fait refuser de pratiquer une IVG, mais doivent adresser la patiente à un confrère qualifié.

Comment l’avortement est-il perçu par la société sénégalaise ? Existe-t-il un mouvement qui milite pour l’assouplissement de ces règles ?

Il y a effectivement des militants qui, pour défendre leur cause, s’appuient sur la signature du protocole de Maputo. Ce texte prévoit, entre autres, la légalisation de l’avortement dans certaines circonstances. L’article 14C l’autorise uniquement « en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste, et lorsque la grossesse met en danger la santé morale et physique de la mère, ou la vie de la mère et du fœtus ». Ce protocole additionnel à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatifs aux droits des femmes en Afrique a été ratifié par le Sénégal. Mais les autorités n’ont toujours pas harmonisé les lois du pays, et l’avortement médicalisé n’est donc toujours pas autorisé. Ses défenseurs militent pour cette harmonisation.

Quelle est la position des autorités sénégalaises sur le sujet ?

Ce qu’il est intéressant de souligner, c’est que les gouvernants se sont saisis de la question. La contradiction entre les textes ratifiés et la réalité a poussé le ministère de la Santé à commanditer des études sur la situation dans le pays. Leurs résultats ont permis de tirer la sonnette d’alarme, et de fournir des chiffres. Cela a conduit l’État à créer une « Task Force pour l’avortement médicalisé ». Le but : réunir un comité consultatif pour réfléchir à des propositions destinées à libéraliser la loi. Ce comité a été très investi par les associations de femmes, et notamment par celle des juristes sénégalaises (AJS), l’association des femmes médecins (AFEMS) et le réseau Siggil Jigeen. Le milieu associatif est donc un acteur majeur de la lutte pour la légalisation de l’avortement, même si, à la base, l’initiative a été impulsée par le gouvernement. Le personnel médical, lui, est plutôt en retrait. La Task Force organise des rencontres, des sensibilisations destinées notamment au personnel de santé. Mais ils ne sont pas en avant de la mobilisation.

Si l’État est à l’initiative d’un assouplissement de la loi, pourquoi la dépénalisation de l’avortement n’est-elle toujours pas actée ? Qu’est-ce qui bloque ?

L’État a créé la Task Force pour temporiser, pour dire à la société « on travaille sur une solution consensuelle ». Ce qui bloque aujourd’hui, c’est la réaction que pourraient avoir les associations et groupes religieux. Et qui est très craint par le gouvernement. Créée officiellement en 2010, le comité n’a vraiment été actif qu’à partir de 2013. À l’époque, la majorité présidentielle se montrait favorable à une libéralisation de la loi sur le principe. Mais selon plusieurs militantes, Macky Sall a estimé que ce type de réforme difficile serait plus facilement abordable lors d’un deuxième mandat. Puisqu’il n’y aura plus de perspective de réélection pour lui.

Entre 2012 et 2017, toutes les conditions d’un vote semblaient pourtant réunies : le chef de la majorité parlementaire, Moustapha Diakhaté, avait affirmé à plusieurs reprises être favorable à une réforme. Et les postes de ministres de la Justice et de la Santé étaient respectivement occupés par Sidiki Kaba, ancien président de la Fédération internationale de la ligue des droits de l’homme (FIDH), et Awa Coll Seck, membre de l’association des femmes médecins… Mais l’horloge électorale n’a pas permis au débat de se faire une place.

Quelle pourrait être la réaction des religieux ?

L’église catholique, minoritaire, est très hostile. Selon le dogme, dès qu’il y a fécondation, il y a vie et donc un avortement est inenvisageable. Selon les écoles juridiques de l’islam sunnite, il peut y avoir plus de marge de manœuvre. Mais le rite malékite, qui prévaut au Sénégal, a une position assez restrictive et condamne sévèrement l’avortement. Plusieurs groupes religieux ont clairement fait savoir leur hostilité. En janvier 2017 par exemple, la ligue des oulémas du Sénégal a émis une fatwa – reprise en boucle dans la presse – qui menaçait les députés qui légaliseraient la pratique.

Quelle est la position de la société civile sur l’avortement ? Comment est-il perçu par les jeunes ?

L’avortement est encore tabou, et les femmes ayant eu recours à cette pratique restent stigmatisées. Le poids de la religion est fort. Mais la question est débattue, les positions commencent à bouger. Les associations de femmes ont donné un coup d’accélérateur au débat, en mettant en avant dans leurs campagnes le lien entre la hausse des violences sexuelles et la problématique de l’avortement. Plusieurs rapports de l’ONU et de l’AJS notamment ont souligné le paradoxe qui existait entre d’un côté une forte dénonciation des agressions sexuelles, et de l’autre l’interdiction pour ces femmes d’avorter de leur violeur. Elles ont donc une double peine. Cette situation parle aux gens, et permet de montrer que ces femmes ne sont pas des criminelles mais des victimes. Car ce n’est pas l’avortement pour toutes qui est demandé, c’est l’avortement dans des circonstances particulières, prévues par le protocole de Maputo.

Même dans le milieu judiciaire, la donne change. Bien que le milieu judiciaire soit réputé conservateur, certains juges ont souligné, notamment par voie de presse, la problématique de l’infanticide – récurrente et devenue presque banale au Sénégal –, qui pose la question de l’avortement. Les magistrats appellent donc à se questionner sur les raisons de ces infanticides, et sur la réponse de la justice. Est-ce que les incarcérations sont adaptées à ce phénomène ? N’aurait-on pas moins d’infanticides si on autorisait les femmes à avorter en certaines circonstances ? Aujourd’hui le débat est ouvert.

La contraception peut-elle aussi faire partie de la solution ?

L’accès à la contraception au Sénégal est encore problématique. La loi sur la santé de la reproduction (2005) vise à la rendre accessible à tous, sans discrimination d’âge ou de sexe. Mais dans les faits, son utilisation reste faible bien qu’en forte progression : en 1997, seulement 8 % des femmes mariées pratiquaient la contraception, contre 23 % en 2016. Mais il y a encore une différence notable entre le texte, qui a priori encourage la prise de contraceptifs, et la pratique, où persistent encore les difficultés d’accès, de la méconnaissance et une différence de traitement selon le statut des femmes

source: Le Point Afrique

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